Fraternité

La Fraternité – Forum des Bernardins 14 Septembre 2021 

Marie-Aleth Grard

Je tiens à vous remercier de m’avoir invitée, je suis à la fois émue d’être dans un tel lieu et vraiment heureuse d’avoir eu à réfléchir sur ce sujet de la Fraternité, même si, il y a quelques années pour une campagne présidentielle nous avions déjà pris du temps à ATD Quart Monde pour réfléchir à ce sujet, j’y reviendrai toute à l’heure.

Je crois pouvoir dire que la Fraternité a toujours été partie intégrante de mon éducation reçue de mes parents très militants chrétiens, et qu’elle est le fil rouge de ma vie d’adulte, de notre couple avec mon mari Emmanuel.

Comment ne pas démarrer un tel sujet, même en tant que présidente d’ATD Quart Monde qui n’est pas une ONG confessionnelle, mais un Mouvement multi-convictionnel, où chaque religion et spiritualité doit avoir sa place, Oui comment ne pas démarrer un tel sujet sur une interpellation biblique ? 

« Qu’as tu fait de ton frère ? » (Mathieu 25 31-46, Genese 4 1-12, Jacques 1 22-27). 

A la question de Caïn : «  Suis-je responsable de mon frère »notre réponse n’est-elle pas ?  « Tu es le gardien de ton frère ».

C’est la référence suprême à la notion de « fraternité humaine ». Pour d’aucuns, la vraie faute de Caïn est de tourner le dos à son frère et de ne pas assumer devant Dieu et les hommes la responsabilité de sa disparition. La vraie faute est le déni. 

Indépendamment de ces considérations bibliques et religieuses, mais aussi des principes républicains de « Liberté, Egalité, Fraternité » -j’en parlerai ensuite-toute la démarche d’ATD Quart Monde est de prendre en compte ce « frère » plus fragile, plus démuni, cassé, brisé par les événements de la vie toujours plus difficiles et de le considérer comme un autre soi-même.

Joseph Wrésinski, notre fondateur disait ceci sur la fraternité :

« Plutôt que de parler de solidarité, je préfère parler de fraternité. Qui dit fraternité, dit aussi égalité profonde, inhérente à la nature même de l’homme. Être frères, c’est être liés les uns aux autres par le sang, l’esprit, le cœur… par Dieu lui-même. Être solidaires, c’est être liés autour d’un problème, pour le résoudre, dans une revendication adressée à un tiers ou contre un tiers. Ainsi, dans le syndicalisme, les gens sont solidaires pour arracher des droits au patronat ou à l’État. Ces droits, certes, sont légitimes. Mais ma démarche n’est pas celle-là. Je préfère entrer dans une reconnaissance profonde des uns par les autres, parce que tous nous avons le droit d’être à la même table, à égalité à cette table. On ne discute pas la place d’un frère à la table commune ; sinon on le renie, ce qui constitue l’acte le plus grave qui puisse atteindre l’autre. 

Solidaires, les autres demeurent des étrangers. Frères, les uns et les autres se retrouvent à égalité, parce qu’ils se reconnaissent d’un même Père, fils ensemble de ce Père qui les aime. Solidaires, on établit avec les autres des rapports de compagnons, de camarades. Frères, on est liés par la vie elle- même, par Celui qui nous a donné la vie, et nous réunit naturellement ; on partage les même droits, parce qu’on partage la même origine. » 


Je souhaite aussi citer ici deux prédécesseurs illustres, qui furent présidents d’ATD Quart Monde, ils m’ont beaucoup appris. 

Tout d’abord Geneviève de Gaulle Anthonioz qui disait ceci :

« Quand on a été touché par le mal absolu la seule réponse est la fraternité. Dans un camp de concentration, nous n’avions rien d’autre à opposer à la cruauté, à la haine, à la destruction des êtres humains que cette fraternité. Finalement, c’est elle qui gagne parce qu’elle est plus forte que tout. Et ce que les familles en grande pauvreté nous apprennent au jour le jour, avec leurs moyens, avec ce qu’elles construisent entre elles, avec nous et avec le monde des autres – qu’elles pourraient détester à juste titre parce qu’elles sont injustement plongées dans la misère – c’est la fraternité.

Le secret de l’espérance c’est le secret de la fraternité ; cette fraternité c’est la réponse au mal absolu comme disait Malraux.

Refuser l’inacceptable c’est accepté de bâtir ensemble la fraternité. »

Et puis Paul Bouchet : « La fraternité est un vécu. C’est ce que j’ai connu, que ce soit dans la Résistance, la fraternité combattante, ou au sein du Mouvement étudiant ou avec ATD Quart Monde avec le Croisement des savoirs. C’est la fraternité militante, pas une doctrine abstraite. On ne peut pas refuser l’inacceptable seul, il faut croiser son savoir avec celui d’autres, ce qui permettra de mener un combat commun. »

Construire la société avec tous 

Lors des élections présidentielles de 2012 nous avions souhaité écrire un texte sur la devise républicaine, je vous en livre ici des extraits.

Les membres du Mouvement ATD Quart Monde ne peuvent concevoir leur avenir individuel et collectif indépendamment de celui des populations que la misère exclut en France et partout dans le monde. C’est pourquoi, ATD Quart Monde interpellera d’une manière ou d’une autre les candidats et les différents partis politiques français sur la façon dont ils comptent traiter les questions soulevées par les personnes vivant dans la grande précarité et par celles qui leur sont solidaires au nom de ces principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité.

Que deviennent-ils ces principes républicains ? 

Liberté :Nous ne voulons pas d’une société qui, à l’instar de ce que prônent certains responsables politiques actuellement, accentue le contrôle des plus pauvres en les faisant passer globalement pour coupables de leur situation. 

Egalité : Nous ne voulons pas d’une société où l’accès aux droits est réservé à certains. Avec d’autres, ATD Quart Monde n’a cessé d’inciter les pouvoirs publics à engager une politique d’accès de tous aux droits et devoirs de tous par la mobilisation de tous. 

Et le principe républicain de Fraternité ?  

A la différence des deux autres composantes de notre devise nationale, la Fraternité ne se décide ni par des lois, ni par des décrets.  Elle ne résulte que de  l’œuvre de chacun. C’est pourquoi notre démarche se veut véritablement une démarche de société, « de démocratie de la fraternité ».

Nous ne voulons pas d’une société où la peur du déclassement social pousse au repli sur soi et sur les siens, et crée encore davantage de violence. La tentation est parfois grande de créer une fausse unité en pointant du doigt le mauvais pauvre ou l’étranger, en laissant entendre qu’ils sont sources de violences dans la société. Or, partout dans le monde, l’expérience montre que les plus fragiles paient le prix fort chaque fois que l’on dresse une population contre une autre. 

ATD Quart Monde attend de chacune et chacun un sursaut civique dans notre pays, pour refuser les rejets et pour apprendre à penser et vivre ensemble dans le respect de l’égale dignitéde chacun, quel qu’il soit. 

Une interrogation et une réflexion avec vous chers amis.

Pourquoi parle-t-on aujourd’hui moins de « fraternité » que de « solidarité » ?

La « solidarité » serait-elle la petite sœur « pratique » de la « fraternité » ? Serait-elle plus « laïque » pour certains que les termes « charité » et « fraternité » qui gênent en étant trop « religieux » comme d’aucuns l’ont avancé au 19ème siècle au nom d’un « solidarisme » ?

Nous avons régulièrement échangé au sein d’ATD Quart Monde sur ce thème de la Fraternité avec Joseph Wrésinski, notre fondateur, avec Geneviève de Gaulle Anthonioz, avec Paul Bouchet. 

Et plus récemment avec l’un des nôtres, Bruno Mattéï, philosophe, décédé trop rapidement il y a quatre ans.

Quelle distinction faut-il faire entre « solidarité » et « Fraternité ».

Pour Bruno, et pour d’autres penseurs, la raison profonde pour laquelle la République préfère tant la solidarité, serait que la fraternité est dotée d’une potentialité contestataire capable de remettre en cause les structures mêmes de la société capitaliste du XIXème siècle : 

La solidarité arrange, la fraternité dérange. 

La solidarité corrigerait les inégalités criantes mais sans s’attaquer à leurs véritables causes.

Alors que la fraternité se conçoit uniquement comme horizontale, la solidarité ne touche pas – ou peu – aux rapports de pouvoir et ne change pas fondamentalement les relations de domination et d‘aliénation.  

La fraternité est une démarche qui nous met à l’épreuve de nous-mêmes. Elle nous met devant nos faibles capacités. On parle souvent de solidarité, mais c’est de la fraternité… revue à la baisse. 

Je vous invite à lire la contribution de notre ami Bruno dans un ancien numéro de l’excellente revue « Projet » ou son petit livre « la fraternité, est-ce possible ? » (Editions Audibert). Pour lui, il faut apprendre et enseigner la fraternité.  C’est aussi l’hommage que je voulais lui rendre avec vous.

Chers amis, j’allais dire – chères frères et sœurs- je pense qu’au fil de ces dernières décennies… nous avons oublié la fraternité en route.

« Nos frères essentiels » comme les appelle Michel Serres ont tous les « sans » (sans droits, sans papiers, sans voix, etc …) candidats à l’exclusion ou déjà installés, par la « défaveur » que nous avons d’eux, dans la misère qui est la leur et sans doute plus encore la nôtre.

Pour Martin Luther King : « Ou bien nous apprendrons  à vivre tous ensemble comme des frères, ou bien nous périrons tous comme des idiots. »

Tout aussi agressif Régis Debray dans « le moment de fraternité » en 2009 :

« Abstraction défraîchie, quoique plus jeune que Liberté et Egalité, la Fraternité se voit plus sur les frontons que sur les visages. Par chance il lui reste une histoire et une géographie, celle des micro-sociétés qui en ont fait leur vie quotidienne, parfois leur raison d’être (…). La Fraternité a de hautes exigences. Elle ne s’achète pas au rabais, elle coûte. Il se trouve que ne pas prendre le risque de la Fraternité serait en courir un plus grand encore. Même si elle est plus un éclair qu’un état, faisons-la vivre pour quelques moments d’élection, d’exception ! »

Enfin si je me réfère à l’article premier de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit », celui-ci est également ponctué par ces mots : « ils doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

En clair, l’esprit de fraternité est bien ce devoir impératif et préalable, condition impérative de l’égale dignitéde chaque être humain.

Une démocratie de Fraternité

S’il me fallait préciser plus loin encore notre démarche. Je dirai tout simplement : 

Nous voulons construire ensemble une démocratie de fraternité.

La société française –et pas seulement celle-ci- est menacée par des dérives qui nous inquiètent. C’est la manière d’être humain ensemble qui est gravement mise en cause. Face à ces menaces de régression, face à une mondialisation dominée par la seule logique du rendement financier de court terme alors qu’elle pourrait être une chance pour construire des solidarités planétaires, le témoignage et l’action de femmes et d’hommes de convictions sont essentiels. Nous ne voulons pas d’une société qui attise la violence, le déni de l’autre et répond aux peurs par des logiques sécuritaires, et la constitution de groupes ethniques et religieux fermés sur eux-mêmes réduisant les personnes à leurs origines ou à leur religion. 

Nous avons le désir de bâtir une société où chacun, dans la diversité des convictions, peut participer à la construction d’une société qui fait du lien fraternel l’horizon de son développement. Nous voulons vraiment construire une démocratie de fraternité,faire advenir une mondialisation interpersonnelle où chacun puisse s’enrichir de l’autre, résister au mal qui traverse chaque personne, construire la paix. Pour faire face aux menaces de régression éthique et spirituelle qui tendent à faire de l’être humain une chose, nous avons besoin de partager nos raisons de croire en la vie, de croire en l’autre. 

Certains parmi nous sont juifs, chrétiens ou musulmans, d’autres agnostiques ou athées, tous nous avons besoin d’un espace de fraternité où nous parler, mieux nous connaître, partager en profondeur les sources diverses et parfois conflictuelles de nos engagements et de nos spiritualités. Nous avons besoin d’inventer ensemble une démocratie pour notre temps, conviviale, ouverte, constructive, fondée sur l’amour de la vie, l’estime du prochain, l’action patiente mais tenace pour construire des institutions justes.

Je vais terminer mon propos par un exemple très concret vécu il y a quelques jours dans le Val d’Oise, mais qui se vit trop souvent sur notre territoire dans une indifférence qui finit par faire peur.

Un homme vit depuis 10ans dans une vieille caravane sur un terrain abandonné avec ses cinq enfants. Cet homme fait des petits boulots à droite et à gauche pour faire survivre la famille, les enfants et jeunes sont tous scolarisés régulièrement à l’école et au collège proche. Il y a quelques jours à 6h du matin les policiers les ont délogés brutalement en quelques minutes de leur caravane. Ne leur laissant prendre que quelques vêtements. Quelques minutes plus tard hébétés par tant de violence, leur caravane est écrasée par un bulldozer sous leurs yeux, plus rien, plus aucune affaire personnelle, plus de papiers, plus de cahiers et de livres pour l’école. Et sans avoir eu le temps d’appeler des amis au secours dans les minutes qui suivent le terrain est nettoyé, plus aucune trace de la caravane et de ce qui vient de se produire. L’homme et ses cinq enfants se retrouvent à la rue, sans affaire et sans recours possible puisque tout vient d’être effacer, nettoyer en très peu de temps. 

Ces actes très violents, sans prévenir, sont trop fréquents, dans notre société chacune et chacun d’entre nous peut agir au quotidien pour la fraternité, pour une société qui n’oublie personne. Par un simple regard, par une attention, par le fait de dire bonjour à son voisin, à celui ou celle qui vit dans la rue et que l’on croise en allant faire ses courses. Ne pas fermer les yeux, ne pas s’habituer à voir des personnes qui dorment dans la rue ou des migrants qui vivent dans des conditions impossibles. Chacun, chacune peut agir dans son quartier, dans son travail. Là où des personnes sont trop souvent moins bien traitées. La fraternité ne doit pas rester un idéal éloigné, mais un moteur pour l’action, une boussole pour effectuer les choix qui s’imposent. 

Alors pour cette campagne électorale qui démarre avec beaucoup de violence dans les propos de certains candidats, je trouve que nous devrions aller dans la rue ; nous défaire d’opinion politique de droite ou de gauche, et clamer notre besoin de démocratie, clamer notre volonté de respecter tout être humain, de vivre la fraternité, et de respecter la terre.

Le secret de l’espérance c’est le secret de la fraternité ; cette fraternité c’est la réponse au mal absolu comme disait Malraux.

A propos mariealeth

Présidente du Mouvement ATD Quart Monde France
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2 réponses à Fraternité

  1. Annick NAY dit :

    Merci pour ce très beau texte, et nous rappeler ce qui différencie la fraternité de la solidarité
    Oui , la violente faite aux pauvres est inacceptable, indigne . Leur intimité est sous contrôle que ce soit dans la destruction de leurs biens ( l’ex.que vous donnez), ou dans leur vie quotidienne.
    Je viens de vous écouter sur Arte : le RSA est conditionné par un questionnaire de 10 pages. Quel contribuable accepterait de remplir ce même document ?
    Merci pour tout ce que vous faites.

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