Réduction de la pauvreté : le danger de l’écrémage

Réduction de la pauvreté : le danger de l’écrèmage

Pourquoi nous pensons que certains objectifs chiffrés sont contre-productifs.

Bruno Tardieu

Nous nous réjouissons du courage politique du gouvernement de vouloir se donner des objectifs mesurables dans la lutte contre la précarité et la misère. Mais la méthode annoncée relève d’une efficacité à courte vue, et inquiète profondément les populations très défavorisées. Martin Hirsch propose de commencer par “ la population charnière ”, celle qui est la moins pauvre parmi les pauvres. Ce type d’action ne pourra s’attaquer au « noyau dur » de la grande pauvreté vécue par nos concitoyens aux prises avec des précarités qui s’accumulent – trop faible formation scolaire, revenus impossibles, logement indigne, image de soi et des siens très abîmée…

Le choix de commencer par les moins pauvres parmi les pauvres est inacceptable d’un point de vue éthique. Accepterions-nous qu’il soit décidé par les pouvoirs publics de soigner prioritairement le tiers le moins atteint des malades du cancer, ou les personnes les moins blessées lors d’un accident de la route ? Quand on a aboli l’esclavage, c’était pour tous, pas seulement pour un tiers des esclaves ! Mais dans le domaine de la lutte contre la misère, à cause peut être d’un fatalisme ancestral, on se dit : “ c’est déjà ça ”.

La stratégie de commencer par le haut est très répandue dans le monde et dans l’histoire ; elle est connue sous le nom de “ l’écrémage des pauvres ”. Il a été démontré que si elle peut satisfaire ses auteurs, elle contribue en fait à faire durer la misère et l’exclusion. Sans mauvaise intention, la tendance naturelle de toute institution publique ou privée contre la misère est de soutenir ceux qu’il est le plus facile d’atteindre et ceux avec qui les résultats se verront plus vite. Ce phénomène a été reconnu par certains acteurs de la lutte contre la pauvreté, et il n’est pas inéluctable. Par exemple l’UNICEF a pris conscience en 1989 qu’elle soutenait les trois quart des enfants défavorisés et ne parvenait pas à soutenir les 25% qui en avaient le plus besoin, tant leur situation et la relation avec leur milieu sont détériorées. Deux rapports moraux de l’UNICEF ont pointé le danger que des programmes réussis avec la population moins pauvre risquaient d’amener une marginalisation supplémentaire des plus pauvres. Une étude* a ensuite montré qu’atteindre les plus pauvres demande de créer non pas tant des actions spécifiques pour eux que des actions destinées à tous, en mettant des moyens supplémentaires pour leur permettre d’y participer.

Vouloir réduire la pauvreté par le haut est aussi contre-productif parce que cela a pour effet de démobiliser le principal acteur de la lutte contre la pauvreté : la population pauvre elle-même. Affirmer qu’un tiers va sortir de la pauvreté, c’est oublier l’effet de ce message sur nos concitoyens défavorisés, les premiers concernés. Ce message renforce les rivalités et la violence au cœur d’un milieu éprouvé, et mine la plus grande force que les populations pauvres détiennent : l’honneur de n’abandonner personne. A cause de leur expérience cuisante de l’exclusion, les personnes défavorisées savent que la solidarité c’est la sécurité, c’est la survie. Malgré les forces extérieures considérables qui poussent les personnes pauvres à se désolidariser de leurs familles, de leurs proches, de leur milieu, à renier les valeurs de courage et de résistance qui y naissent envers et contre tout, leurs paroles et leurs actes disent aussi qu’elles ne veulent abandonner personne. Ainsi le témoignage de cet homme : “ Le fait d’avoir dormi dans la neige, ça reste marqué. Je refuse que quelqu’un n’aie rien, quitte à me priver moi-même. C’est plus fort que moi. Par exemple quand mon voisin vient et dit “ je n’ai rien à manger ” je lui dis “ va chercher une assiette.” Les personnes en précarité et en grande pauvreté sont tellement sensibles aux logiques d’exclusion qu’elles ont une sorte de sixième sens quand elles les voient pointer le nez. Or une démarche d’écrémage ne fait que confirmer la logique d’exclusion et d’abandon des plus faibles et des plus fragiles. Accepter qu’une partie de la population reste dans la misère, c’est renforcer la croyance que la misère est fatale ; et c’est cela qui la perpétue.

Les nouvelles catégories  »travailleurs pauvres »,  »précaires » et  »misérables », ne sont pas inintéressantes dans la mesure où elles permettent de dénoncer qu’aujourd’hui même en travaillant on ne s’en sort pas. Mais il faut bien comprendre que dans une même famille, dans une même cage d’escalier, il y a une personne qui travaille et a du mal à joindre les deux bouts, une autre qui est au RMI, une troisième qui est découragée. Tout cela, c’est le même peuple de la pauvreté et de la misère, qui se soutient, qui s’héberge devant les carences de l’Etat. L’écrémage ne fait qu’en sauver quelques uns qui auraient pu entraîner les autres, en enfonçant encore plus la majorité. L’écrémage est très classique aussi dans les œuvres d’assistanat ; il permet de dire aux donateurs combien “ on en a tiré de là ”, mais est totalement aveugle aux conséquences systémiques sur tout un milieu. L’écrémage enfin confirme pour la société entière qu’il est normal que certains réussissent et que les plus faibles soient laissés derrière, au mieux protégés, assistés, mais plus vraiment concitoyens avec des devoirs et des droits.

Oui, donnons-nous des objectifs chiffrés, mais n’en restons pas à des indicateurs uniquement monétaires. Tenons compte de la réalité. La réalité, c’est que la misère est multi-dimensionnelle et qu’il faut l’attaquer dans toutes ses dimensions à la fois (emploi, revenus, logement, culture, instruction, santé, relations avec les autres…). Alors, dialoguons pour nous fixer des objectifs  en conséquence : que plus personne ne soit sans logement digne dans 10 ans ; que plus un seul jeune ne sorte du système scolaire sans formation dans 5 ans. Ce ne sont pas des ambitions hors de portée. Quand un maire affirme que dans un quartier délabré tout le monde sera relogé dignement, quand un enseignant a l’ambition que tous les enfants apprennent, quand un chef d’entreprise veut permettre à tous ses salariés de se former aux nouvelles technologies, cela est coûteux, demande des efforts supplémentaires ; mais ce sont des exemples réels qui montrent que de telles ambitions ont une efficacité durable, elles libèrent les forces de coopération et de fierté des plus fragiles comme des plus forts, ce qui est considérable. Précarité et grande pauvreté sont des fléaux profonds et anciens. En venir à bout nécessite des engagements politiques ambitieux réunissant tous les partenaires, dont les premiers concernés.

 

Publié dans Actualités Sociales Hebdomadaires