Sociologue, militant associatif, mais aussi élu, artiste, écrivain… À l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, l’Humanité a décidé de donner, au fil de ses pages, la parole à six personnalités. Chacune, avec son regard et sans résignation, décrypte le fléau de la pauvreté qui tue chaque année dans le monde près de six millions de personnes. La politologue Céline Braconnier, l’actrice Marina Vlady, le maire Philippe Rio, le prix Goncourt Pierre Lemaître, le sociologue Nicolas Duvoux, le militant d’ATD Quart Monde Bruno Tardieu… Tous, à leur manière, appellent à ne pas s’habituer à cette litanie des statistiques sur « les pauvres » qui déshumanise la souffrance. Mais aussi à refuser ce mépris de classe qui, caché derrière les oripeaux de la charité ou de la philanthropie, exclut les plus démunis du champ social. « Ce n’est pas que les plus pauvres n’ont rien à dire, c’est qu’on ne les entend pas », résume Céline Braconnier.
Éradiquer la pauvreté d’ici à 2030, tel est le nouvel objectif phare fixé fin septembre par les Nations unies, qui soulignent que le nombre de personnes vivant en situation d’ « extrême pauvreté » a été divisé par deux depuis 1990, passant de 1,9 milliard à 836 millions en 2015. Un progrès qui s’accompagne d’une explosion des inégalités entre plus riches et plus pauvres. Et n’éteint en rien l’urgence d’agir.
Quand un peuple parle (1). Le titre du livre de Bruno Tardieu, ancien dirigeant du mouvement ATD Quart Monde, avait de quoi attirer l’attention d’un journal comme l’Humanité. Il l’a écrit « pour jeter un éclairage sur l’expérience politique et citoyenne » de cette association non caritative. Au final, ce livre-programme donne des pistes pour changer radicalement la manière de lutter contre la pauvreté.
La Journée internationale du refus de la misère est toujours l’occasion d’une avalanche de chiffres, de baromètres et d’indicateurs sur la pauvreté. Dans votre livre, vous parlez peu de chiffres. Pourquoi ?
Bruno Tardieu Certains chiffres, présents dans le livre, méritent d’être rappelés. Six millions de personnes, dont trois millions d’enfants, meurent de faim chaque année dans le monde, selon le Programme alimentaire mondial. C’est l’équivalent d’un Holocauste annuel. En France, un cadre de 35 ans peut espérer vivre dix-huit ans de plus qu’un chômeur du même âge. Cet écart s’est même creusé. Les statistiques peuvent être utiles. Elles nous ont permis, par exemple, de démontrer que la précarité pouvait être un critère de discrimination à l’emploi. Mais le risque à parler uniquement de la misère au travers les chiffres, c’est de la banaliser, de « chosifier » les pauvres. Et d’éviter de poser la question des causes profondes de la pauvreté, de notre propre responsabilité. Le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, a eu le mérite d’avoir sans cesse montré que la pauvreté matérielle est une conséquence des relations humaines, du mépris des hommes pour les hommes et d’un rapport social.
Il s’agit d’un processus « d’exclusion sociale » et non d’un état de fait. Il répétait souvent : « La misère n’est pas une fatalité. Elle est l’œuvre des hommes et seuls les hommes peuvent la détruire. »
La bataille contre la misère passe aussi par les mots. Vous refusez de parler de « pauvres », et vous préférez évoquer des « personnes en situation de pauvreté ». Pourquoi ?
Bruno Tardieu En développant la notion d’exclusion sociale, le père Wresinski souhaitait en finir avec l’idée que les pauvres sont des « cas sociaux ». Or, cette expression est revenue sur le devant de la scène avec une très grande violence, ces dernières années. Sous l’effet de l’ultralibéralisme, une idéologie de l’élimination des plus faibles a pénétré très profondément notre société. Tous les jeux télévisés actuels sont basés sur l’élimination des candidats. L’institution scolaire et ceux qui la défendent ont toutes les peines du monde à résister à la logique infernale de la sélection et du tri social. C’est pire dans les entreprises. La dépréciation du monde populaire est telle que l’on parvient à nous faire croire que les gens normaux sont ceux qui partent en vacances, qui paient trop d’impôts, qui gagnent bien leur vie. C’est un mensonge. Environ 50 % des Français ne partent pas en vacances. Une grande partie de la population ne paie pas d’impôts sur les revenus, même si les plus démunis y contribuent massivement via la TVA ou les taxes sur l’essence ou les cigarettes. Quand on arrive à faire croire à une grande majorité de la population un mensonge, c’est le début du totalitarisme, expliquait Hannah Arendt. Il faut lutter bec et ongles contre cette pensée dangereuse qui veut nous faire croire qu’une partie entière de la population sont des ratés, que les riches sont supérieurs aux personnes en situation de pauvreté.
Ne faut-il pas aussi exiger, d’abord, une hausse du RSA et des minima sociaux ?
Bruno Tardieu Évidemment. On s’est battu sans relâche avec les associations de lutte contre la pauvreté pour obtenir une revalorisation du RSA, en 2012. Cette hausse de 10 euros par mois a d’ailleurs permis de réduire très légèrement les inégalités de revenus, l’année suivante. Mais nous sommes encore très loin de l’objectif, et l’État vient au contraire d’annoncer des économies sur cette prestation sociale. Avant cette revalorisation, le RSA était tombé à 43 % du Smic. À son lancement, le RMI représentait la moitié du salaire minimum. Il constituait un revenu prévisible qui évitait la mendicité. Avec le décrochage du RSA, les plus précaires ne disposent pas d’un revenu digne et doivent constamment quémander des aides, faire la queue aux Restos du cœur ou au Secours populaire. Leur énergie est absorbée par le fait qu’ils doivent prouver qu’ils sont impuissants, condamnés à baisser la tête et à dire merci. Cette logique humanitaire avilie les plus défavorisés. Ceux-ci sont vus comme des personnes en carence. Carence de sandwichs, carence d’hébergement, carence de compétence ou de savoirs… et il faudrait leur venir en aide avec des circuits séparés et des sous-droits. Demandons-nous plutôt ce que ces personnes peuvent offrir, ce qu’elles veulent apporter à la société.
Que peut-on apprendre des précaires ?
Bruno Tardieu En 2008, beaucoup de journalistes voulaient savoir comment les moins favorisés percevaient la crise. « La crise ? Quelle crise ? On a toujours vécu dans la crise ! » répondaient les militants d’ADT Quart Monde. Après des années d’exclusion, les plus défavorisés font la preuve de leur formidable capacité de résistance. Ils peuvent, bien mieux que d’autres catégories sociales, nous ramener sur des valeurs bien plus fondamentales que celles du marché ou de la consommation. L’état de la planète, ravagée par le capitalisme prédateur, va nous contraindre à faire attention à notre consommation d’énergie, à faire de la récup. Le monde populaire sait le faire depuis longtemps. Au Pérou, où l’on doit faire face à la fonte des glaciers, on redécouvre dans les traditions populaires des méthodes ingénieuses pour économiser l’eau. Les personnes défavorisées sont, de par leur situation sociale, les meilleurs experts pour poser les questions les plus radicales et trouver des solutions nouvelles. De nombreuses innovations sociales sont nées dans les zones pauvres. La méthode pédagogique de Maria Montessori est appliquée dans tous les beaux quartiers. Peu savent qu’elle fut élaborée dans l’un des quartiers les plus pauvres de Rome, à San Lorenzo. Toutes les couches sociales profitent aujourd’hui d’un système des retraites obtenu de haute lutte par les ouvriers…
Comment faire passer les plus démunis d’une position de coupables à celle de victimes pour, enfin, les faire entrer en résistance ?
Bruno Tardieu Il faut créer une alliance du monde populaire, unissant les forces historiques du mouvement ouvrier et les plus démunis. Né dans la misère, le père Wresinski, qui a fait partie de la Jeunesse ouvrière chrétienne et a été proche de la mouvance communiste, a toujours rêvé que les forces progressistes expriment leur solidarité avec les plus démunis. Or, les courant de tradition marxiste, comme le mouvement d’empowerment de Saul Alinsky aux États-Unis, n’ont jamais fait le lien avec ce que l’on a longtemps appelé le sous-prolétariat. Les plus pauvres, trop fatigués et abîmés, ne sont pas en capacité de lutter. C’est vrai qu’ils ne peuvent peut-être pas s’inscrire dans le rapport de forces, mais ils peuvent apporter leur expertise sur les conséquences des injustices, leur savoir et leur intelligence par le biais d’un croisement des savoirs entre les forces organisées et les plus démunis. Ne plus être seulement dans un rapport des forces, mais aussi dans un rapport des savoirs qui engagent. Ensemble on peut faire bouger les lignes, comme nous avons réussi à le faire dans le domaine de l’école. Si nous, ATD Quart Monde, avons réussi à inscrire la pédagogie de la coopération dans la loi de Refondation de l’école, en 2013, c’est parce que nous avons réussi à réunir dans une même pièce des syndicats d’enseignants, des associations de parents d’élèves, des chercheurs et une centaine de parents de familles démunies. Penser ensemble, cela donne des idées nouvelles. Les fédérations de parents d’élèves ou les syndicats n’avaient pas forcément conscience des préoccupations des parents les plus éloignés de l’école. Il en est sorti des propositions pédagogiques fortes : créer des espaces de dialogue entre les parents et les professeurs, faire en sorte que les enfants apprennent les uns des autres…
Cette manière de lutter contre la misère peut-elle être érigée en politique ?
Bruno Tardieu Pour cela, il faut que l’État social change radicalement de paradigme. Il ne devrait plus être seulement d’aider Untel ou Untel, mais de mettre ses moyens à disposition pour lancer une remobilisation de l’intelligence citoyenne, refonder des espaces de discussion collective. Son objectif premier, ce devrait être de mettre en mouvement les citoyens contre l’exclusion des plus fragiles. Un travailleur social, plutôt que d’appliquer des procédures, devrait aider les bénéficiaires à se défendre les uns les autres. Même chose en matière de médecine, en développant les centres de santé comme l’ont déjà fait de nombreuses villes communistes. L’État ne doit pas seulement protéger, mais aussi mobiliser, par des politiques actives, les plus démunis. Faire en sorte qu’ils ne soient plus des usagers, mais des citoyens militants du service public. Cela permettra de sortir du paradoxe actuel : l’État social est attaqué par l’ultralibéralisme, mais aussi par les usagers qui ont le sentiment d’être mal protégés et que l’État pense à leur place. Cela nécessite un changement de posture des professionnels de l’État social, qu’ils soient enseignants, travailleurs sociaux ou médecins, afin qu’ils acceptent de se défaire de l’idée qu’ils détiennent une supériorité du savoir, de la science, et qu’ils savent ce qu’il faut faire. En résumé, il n’y a pas de solution au mal-logement, à l’échec scolaire et à tous les autres fléaux de la grande pauvreté, qui serait purement institutionnelle, technique ou humanitaire : il en va de la responsabilité de tous les citoyens. Tous les citoyens ont une intelligence de la société, y compris les plus éloignés des centres de décisions. Il faut en finir avec la délégation aux experts, aux professionnels, aux associations humanitaires ou à la science pour définir et résoudre des problèmes de société. Nous sortirons du totalitarisme de l’argent en ouvrant les espaces du « penser », où tous les citoyens doivent discuter et réfléchir ensemble au monde commun.
(1) Quand un peuple parle. ATD Quart Monde,
un combat contre la misère, de Bruno Tardieu. La Découverte, 264 pages, 13,50 euros.