Quand un peuple parle extrait N° 6

Quand un peuple parle– ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère.

Editions La Découverte

 

Rétablir la réciprocité.

« Pourquoi as-tu encore accepté ces vieilles chaussures pourries ? Des vieilles chaussures, on en a plein »

« Tu sais, je ne peux pas leur dire non, parce que si on leur refuse et qu’un jour on a besoin d’eux, ils ne voudront plus nous aider. »

Les bienfaiteurs de la famille Wresinski provoquaient ce genre de propos entre le petit Joseph et sa mère. Plus tard, Joseph Wresinski dira qu’il s’agissait là de relations de bienfaiteurs à obligés. « Quand ils venaient chez nous, ils nous saluaient bien, mais quand on les croisait au centre ville, ils ne nous disaient pas bonjour, ils ne nous connaissaient plus… Quand j’allais servir la messe chez les sœurs à 5h du matin, pour qu’elles nous donnent de la soupe, je criais de rage, les poings serrés dans les poches. » Il a osé dire ce que ressent celui qui dépend du bon vouloir des autres…. « Ma mère n’avait que des bienfaiteurs, elle n’avait pas d’amis. » En cela il a profondément bousculé la hiérarchie qui met le donateur au dessus du bénéficiaire, habitude ancestrale qui fait que même dans la gouvernance mondiale, à l’ONU, les pays sont classés en deux catégories : pays donateurs et pays bénéficiaires. Et dans cette autre instance de gouvernance (la plus puissante) qu’est le Fonds Monétaire International (FMI), le droit de vote est fonction de la contribution financière. « Autrement qu’aider » tel était le titre d’une tournée de conférences de mon ami et collègue volontaire d’ATD Quart Monde, Jean Claude Caillaux. Malgré toutes ses explications sur la nature de notre Mouvement, qui n’est pas caritatif, le public lui demandait invariablement : « Vous n’avez pas dit ce que vous donniez aux gens. » Se pencher vers le pauvre et lui donner une aumône est une attitude vieille peut-être comme le monde. En tout cas, le code d’Hammourabi, première loi écrite connue, avait déjà prescrit ce que nous devions donner aux démunis, indiquant par là-même que ces démunis ne font pas partie du « nous » qui concevons une telle loi.

Il y a quelques années j’avais rendez-vous avec une association caritative pour éditer un journal commun en vue des élections, « Paroles de sans voix ». J’y allais avec Martine Le Corre, une collègue de l’équipe nationale, militante Quart Monde. Juste avant d’entrer, elle a eu un mouvement de recul : « Tu sais, c’est dur pour moi d’entrer là. Ce sera la première fois depuis 20 ans. » Devant mon étonnement, elle m’expliqua un peu plus : « C’était une veille de Noel, je n’avais vraiment rien pour les enfants, j’y suis allée, et là la dame m’a dit de prendre une peluche. Je lui ai dit que ce n’était pas ça que voudrait ma fille. Elle m’a répondu que quand on est pauvre on ne choisit pas. J’ai pris la table, j’ai renversé ce qui était dessus et je l’ai traitée de tous les noms. » La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit, dit-on en Afrique. Ce refus du caritatif est certainement une des raisons pour lesquelles ATD Quart Monde a eu tant de mal à percer dans les médias et le grand public, mais aussi une des raisons pour lesquelles les gens en situation de pauvreté ont eu confiance en ce Mouvement : il disait tout haut ce que chacun d’eux ressentait au plus profond de lui, sans oser ni pouvoir le dire. Cette expérience du refus de la dépendance du bon vouloir de l’autre est au fondement de l’action d’ATD Quart Monde auprès des populations défavorisées. Il s’agit non pas de donner, mais de permettre de donner en recherchant la contribution de chacun. La philosophe chrétienne Simone Weil dit que le plus fondamental dans l’humain c’est de pouvoir donner, de pouvoir aimer. Or c’est ce qui est souvent dénié aux plus démunis. Ces derniers ne sont rencontrés qu’à partir de leurs besoins et de leurs manques, ou bien à partir de la gêne des non pauvres. Et quand la société demande aux pauvres de contribuer, c’est elle qui décide ce que sera cette contribution.

Notre civilisation dominée par l’argent et les échanges marchants ne comprend plus la contribution libre, inattendue, en un mot le don, a fortiori quand il émane de personnes très pauvres. Marcel Mauss, célèbre anthropologue, inspirateur de Jaurès et du mouvement des coopératives, a montré que les sociétés pré modernes basaient le début des relations sociétales, au sortir des relations conflictuelles, de la guerre, sur le « donner, recevoir, rendre ». Il affirme, et nombres d’intellectuels à sa suite, que ce trait de l’être humain et des sociétés humaines est premier, précédant les relations mercantiles et l’échange par l’argent. Mais il a fini par être complètement occulté par notre société où le marché prend tout.

Je risque ici un très bref résumé de la pensée de Mauss sur le don fondateur. Quand vous faites un don à un ami (des fleurs par exemple), si celui-ci vous fait immédiatement un chèque de la valeur de vos fleurs, il casse l’essentiel. L’ami acceptera plutôt le don et vous remerciera. Et un jour prochain, ni trop proche, ni trop lointain, à son tour il vous fera un don. Par la démarche du « donner, recevoir, rendre » les deux amis affirment qu’ils ne sont pas tant attachés aux fleurs ou à une bouteille échangées, mais qu’ils tiennent à leur relation. Cette observation ne concerne pas uniquement la relation d’amitié mais tout type de relations pour lesquelles la qualité a de la valeur. C’est pour Mauss sortir de la réciprocité de la violence que d’établir la réciprocité du don. Force est de constater que notre civilisation occidentale n’accorde pas une valeur centrale à la qualité de la relation.

Ainsi, éclairés par cette anthropologie féconde, nous pouvons avancer que le misérable est celui dont on n’attend rien de bon, qui est empêché, voire interdit de donner. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’il soit mis au ban de la communauté. La personne qui a donné à Wresinski une ouverture à sa vie et qui a probablement fait qu’il est devenu prêtre, est le curé de la paroisse qui venait régulièrement demander le denier du culte à sa famille et qui « recevait avec énormément de respect la pièce que ma mère lui tendait ». Le grand quiproquo de l’histoire entre les plus démunis et la société est là. Toute l’action d’ATD Quart Monde est conçue pour permettre aux plus démunis de contribuer.

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