Quand un peuple parle – extrait N° 5

Quand un peuple parle

ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère

Bruno Tardieu.

Edition La Découverte. Sortie le 3 Septembre 2015

extrait N° 5

Quand tout vous fait taire

« C’est par son silence qu’un peuple appelle au combat » écrit Wresinski. C’est un de ses paradoxes qui ouvrent la pensée et l’action. De fait deux conséquences de ce silence m’ont mobilisé. Le gâchis de l’intelligence des pauvres fut ma première mobilisation, et celui du gâchis de l’intelligence des citoyens qui ne vivent pas la misère m’a saisi plus récemment. Voir à 19 ans des enfants drôles, manifestement intelligents, me battre aux échecs pendant ma thèse de maths et pourtant échouer à l’école, fut comme le grain de sable qui fit ‘dérailler mon TGV’. S’ouvrait un nouveau champ de recherche dont je ferai partie moi-même. Je finis par comprendre que devoir se taire finit par amener les gens à douter de leurs cinq sens et de leur intelligence. Daniel Mendocha, militant Quart Monde, membre de la délégation qui rencontrait les candidats à l’élection présidentielle de 2007, expliquait ainsi son échec scolaire et l’échec scolaire massif des enfants pauvres : « A l’école, pour qu’on ne se moque pas de moi, je ne disais rien, je ne posais jamais de questions. Comme ça je ne montrais pas que je ne savais pas. Mais ça ne m’a pas aidé. » Chez moi, poser des questions était valorisé, c’était le summum. Mon père adorait provoquer mes frères ainés élèves ingénieurs en leur posant des questions. S’en suivaient des débats qui nous réjouissaient beaucoup. Ne pas comprendre et vouloir savoir étaient pour moi des moteurs puissants. Pour les enfants des familles défavorisées, poser des questions est une honte, un risque insoutenable. Dès le plus jeune âge, l’insécurité cognitive s’installe dans leur esprit.

Alors que la séance de bibliothèque de rue allait bon train, des enfants installés sur un trottoir dans le quartier East New York de Brooklyn illustraient une encyclopédie par des peintures, et des textes tirés d’expériences vécues ou de livres étaient enregistrés dans la mémoire d’un petit ordinateur alimenté par une longue rallonge orange chez Maria Rosado. C’était sur le thème des animaux. Des débats écrits avaient déjà eu lieu entre les quartiers sur les abeilles, à partir des articles de l’encyclopédie : pourquoi piquent-elles ? Chaque enfant devait concentrer son attention sur une idée, la dessiner, la mimer pour la faire deviner aux autres, la peindre, et enfin l’écrire dans la mémoire de l’ordinateur. Charmaine, 4 ans était venue ce jour-là avec Bridget, sa grande sœur. Bridget fut la première, trois ans auparavant, à oser rejoindre cette bibliothèque de rue installée dans un bloc plutôt portoricain, alors qu’elle habitait dans un autre bloc, uniquement africain américain, et à y entrainer ses copains. C’est la mère de Bridget qui m’avait poussé à amener un ordinateur à la bibliothèque de rue, après que nous ayons mené une enquête auprès des enfants sur ce qu’ils savaient des ordinateurs. Nous étions en 1985, et dans ces rues-là, l’ordinateur était un symbole quasi magique. « Si j’avais un ordinateur, je ne ferais plus mes devoirs d’école, il me ferait tout ». « Si j’avais un ordinateur, je serais riche parce qu’il me donnerait les numéros du loto en avance. » La maman de Bridget avait raconté qu’ils organisaient des ventes de bonbons pour que l’école achète un ordinateur, mais qu’à ce rythme-là, ses enfants auraient déjà quitté l’école avant que l’ordinateur arrive. Elle me dit quelques mois après : « Si tu parles d’ordinateurs avec les enfants, c’est quand même que tu vas leur en amener un, non ? » « Mais comment ferai-je pour l’électricité ? » « Nous, on te la donnera, amène juste une rallonge. » Cette aventure nous apprit beaucoup et fut publiée 10 ans plus tard par le MIT[1], alors que le gouffre grandissant entre riches et pauvres dans la société de la connaissance commençait à inquiéter.

Ce jour-là donc, sur le thème des animaux, Charmaine crie : « J’ai une idée : j’ai dessiné des rats. Dans notre appartement il y a plein de rats. » Ses rats étaient grands, gros, beaux à vrai dire. Bridget me glissa un coup d’œil puis enjamba les autres enfants couchés sur les couvertures pour lire ou dessiner. Elle déchira le dessin de sa petite sœur en criant : « Mais non, chez nous il n’y a pas de rats. » J’en fus tellement surpris que je suis resté sans réaction, voyant juste la perplexité sur le visage de Charmaine : que comprendre ? y a-t-il ou non des rats chez nous ? Je me trompe ? Mais elle le sait bien, elle, ma grande sœur ? Pourquoi a-t-elle regardé l’animateur ?…. Dès trois ans un enfant dans la misère se met à douter de son savoir, de ses observations. Et si elle dit la vérité, on lui dit que c’est faux. En permanence les pauvres s’entendent dire que ce qu’ils disent est faux. Et Brigitte, à 10 ans a déjà intériorisé ce qu’elle ne peut pas dire.

« Ce qui nous aide le plus, dit une militante Quart Monde lors de l’évaluation de 20 ans d’Université Populaire Quart Monde en Alsace, c’est quand on nous croit. » Nathalie, à Créteil, racontait qu’à l’école la maitresse avait demandé à quoi sert la Mairie, que les autres enfants avaient dit : à faire sa carte d’identité, à se marier, à voter, mais qu’elle avait répondu : c’est quand on est malade. « Non, Nathalie, tu te trompes » avait dit la maitresse pour faire stopper les rires. Or, dans ces années-là, quand il y avait un malade dans sa famille, Nathalie devait aller chercher le papier rose de l’aide médicale gratuite à la mairie.

Un jour Chris, le plus agité des enfants de la bibliothèque de rue de Cosney Island, à Brooklyn, avait réussi à s’asseoir et à prendre un livre avec moi : « Les vacances. John part en vacances à la mer, Betty part en vacances à la montagne, David part en vacances à la campagne etc. » Chris referme le livre et crie : « Moi, je pars en vacances à la montagne ! » « Toi ! Tu ne pars jamais, t’es qu’un clochard et ta famille aussi ! » fût la réaction immédiate à ce gros mensonge, avec la bagarre qui s’en suivit. Je me mordis les doigts d’avoir amené un livre aussi bête et normatif. Je me rendis compte que beaucoup d’autres livres l’étaient également. Je compris aussi que sans cesse le savoir officiel nie l’expérience des pauvres. Il se créé une dissonance, une discontinuité cognitive dès la petite enfance entre l’expérience réelle, observée, et la connaissance légitime pour décrire cette expérience. Les gens finissent par penser que le savoir ne peut pas venir d’eux, qu’il ne se construit pas par l’expérience, qu’il vient d’ailleurs, des autres, des livres, des ordinateurs peut-être. Les milliards d’enfants pauvres doivent faire face à cette dissonance qui les fait taire, et leur silence est interprété comme un vide d’esprit.

[1]     Bruno TARDIEU, “Computer as Community Memory : How People in Very Poor eighborhoods Made a Computer Their Own”, in Donald A. SCHON, Bish SANYAL and William J. MITCHELL High Technology and Low-Income Communities prospect for the Positive Use of Advance Information Technology, MIT Press, Cambridge, 1999, pp 287-314

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *