recension dans le magazine Actualités Sociales Hebdomadaire ASH

ASH 2923 –Bruno Tardieu – « Quand un peuple parle.ATD Quart Monde , un combat radical contre la misère » (La Découverte – 2015).

Bruno Tardieu a été délégué national d’ATD Quart Monde pour la France de 2006 à 2014. Il est aujourd’hui coresponsable du centre international Joseph Wresinski. Il publie : « Quand un peuple parle.ATD Quart Monde , un combat radical contre la misère » (La Découverte – 2015).

Comment avez-vous connu ATD Quart Monde ?

Je préparais les concours aux écoles d’ingénieurs lorsqu’un ami, en 1974, m’a proposé de l’accompagner sur un chantier d’été organisé par ATD. J’ai été très étonné d’y découvrir l’existence de la misère en France. À l’époque, on parlait surtout de la pauvreté dans le Tiers Monde mais pas chez nous. Une fois mes études terminées, j’ai commencé à animer une bibliothèque de rue en tant que bénévole. Par la suite, en 1981, j’ai été volontaire permanent à ATD pendant deux ans comme qu’objecteur de conscience. Après quoi mon épouse, qui était enseignante, a également rejoint le mouvement et nous sommes partis comme permanents dans un quartier pauvre de New-York où nous avons vécu avec nos deux premiers enfants. C’est à ce moment-là que nous avons basculé dans un choix de vie plus radical au sein d’ATD.

De quelle façon est née ATD Quart Monde ?

Durant l’hiver 1954, l’Abbé Pierre a lancé son fameux appel en faveur des sans-logis. Un certain nombre de camps ont pu ainsi être créé pour accueillir des personnes sans logements. Cette campagne a fait émerger une misère familiale qui demeurait invisible. Emmaüs a regroupé dans un camp à Noisy-le-Grand, en Seine-Saint-Denis, toutes ces familles dont on ne savait pas trop quoi faire. Mais au fil du temps, ce camp est devenu embarrassant. C’était de l’urgence qui durait sans perspective pour les familles. L’évêque d’Île-de-France a alors proposé au Père Joseph Wrésinski de devenir aumônier du camp. Il faut dire qu’il avait l’expérience de la misère, étant lui-même issue d’une famille très pauvre. Il s’est installé dans le camp de Noisy le 11 novembre 1956. Il savait aussi que nourrir et abriter les gens ne suffit pas car ce n’est pas cela qui les émancipe. Et il avait la conviction que ces gens, chassés de partout, avaient en commun d’être réunis et qu’il était possible de faire reconnaître leur existence. C’est dans cet objectif que l’association a été créée avec les familles du camp.

Le grand public voit souvent ATD comme une simple organisation caritative…

ATD quart monde n’a pas pour objectif de distribuer des aides en situation de crise. Bien entendu, l’aide d’urgence est parfois indispensable mais on ne veut pas vivre indéfiniment en demeurant l’objet de la compassion des autres. A terme, l’assistance devient une drogue. Elle ne doit donc pas devenir un système pérenne. Il faut toujours rester dans la réciprocité. Ce qui distingue peut-être le plus ATD des organisations avec lesquelles nous travaillons, car nous sommes complémentaires, est que nos premiers membres sont les personnes pauvres elles-mêmes. Ce sont elles qui ont fondé le mouvement à Noisy-le-Grand et cette appartenance transcende l’expérience de la misère dont elles ont honte, en quelque chose de valable. Trop souvent les organisations humanitaires ou caritatives ne voient que les manques des personnes. Or, il faut s’appuyer sur leur expérience, leurs savoirs, pour déclencher les énergies qui les émanciperont. Il faut chercher ce que les très pauvres peuvent apporter et pas seulement ce que l’on peut leur apporter. En ce sens, la démarche d’ATD est un véritable retournement.

D’où l’importance accordée très tôt par Joseph Wrésinski à la culture et à la recherche…

L’action d’ATD consiste à stopper le déni qui frappe les plus pauvres. Les violences qui atteignent l’intégrité de la personne – et la misère en est une – amène les gens à se renfermer dans le silence. La société étant dans le déni et les pauvres dans le silence, cela peut durer longtemps. C’est donc des familles les plus pauvres que doit venir la parole et la compréhension du monde. Autrement chacun reste dans son coin, dans une forme d’apartheid. Trop souvent, on ne pense pas avec les pauvres, on pense pour eux et des milliards d’aides sont ainsi dépensés sans jamais consulter leurs bénéficiaires. Au sein d’ATD, les plus pauvres sont les leaders de compréhension car ce sont bien souvent les plus fragiles des opprimés qui portent les questions les plus radicales. Et en libérant la parole de personnes très pauvres, on peut déboucher sur des avancées concrètes, comme par exemple la création de la CMU.

On attribue souvent la notion d’exclusion sociale au livre de René Lenoir : « Les exclus ». Vous rappelez qu’elle est née en réalité des travaux d’ATD.

Des chercheurs ont en effet montré qu’elle trouve son origine dans une publication du bureau de recherche sociale d’ATD parue en 1965 : « Exclusion sociale : étude sur la marginalité dans les sociétés occidentales ». C’est un tournant car cela signifie que les personnes pauvres n’ont pas seulement un problème de ressources matérielles mais qu’elles subissent un processus dans lequel nous sommes tous impliqués. Lorsque ATD a été créé, beaucoup de gens expliquaient que la misère n’existait pas, qu’il ne s’agissait que de situations individuelles. Aujourd’hui, personne ne pourrait affirmer une telle chose, ne serait-ce que parce que la misère a beaucoup augmenté. Bien sûr, la pauvreté est liée à un problème de ressources matérielles et de répartition des richesses mais, en amont, se pose la question de la considération des gens. S’il y a du mépris envers les plus pauvres, il ne peut pas y avoir de justice économique et sociale. Il ne s’agit donc pas seulement d’émanciper les pauvres de leur misère mais aussi d’émanciper les autres citoyens de leur vision réductrice d’une société qui ignore une grande partie de sa population. La misère ne doit pas être réduite à un simple problème de personnes dysfonctionnelles. C’est la société elle-même qui est dysfonctionnelle. Je ne pense qu’ATD quart monde fasse reculer la misère mais on peut au moins nommer aujourd’hui ce processus d’exclusion sociale.

Les notions d’empowerment et de participation des citoyens ont le vent en poupe. ATD a-t-il été précurseur en la matière ?

Certainement même nous n’avons évidemment pas inventé l’empowerment. Il faut toutefois être vigilant car souvent les initiatives dans ce domaine ont tendance à s’appuyer sur les plus forts parmi les pauvres. Si d’emblée on exclue les plus fragiles, le combat est perdu d’avance. Donc oui à l’empowerment et à aux démarches citoyennes mais avec tout le monde sinon on reproduit le processus d’exclusion social que l’on souhaite combattre. La participation de citoyenne doit aller jusqu’au plus exclus. Sur ce point, Joseph Wrésinski a eu une approche différente de ce qui se faisait habituellement. Il n’allait pas d’abord chercher les personnes les plus solides mais les plus fragiles car elles portent la connaissance plus dissonante par rapport à la conception commune du monde. Car c’est un changement par la connaissance et non par la force qui est recherchée.

Les travailleurs sociaux, qui interviennent auprès des populations en difficulté, peuvent-ils s’approprier cette démarche ?

Il faut reconnaître que pendant longtemps, les relations étaient tendues entre les travailleurs sociaux et ATD quart monde. Aujourd’hui, ça n’est plus le cas. De plus en plus, les professionnels sont demandeurs de nos coformations pour le croisement des savoirs. Nous en avons organisé beaucoup avec des IUFM, des IRTS, des centres de formation de fonctionnaires territoriaux… Des gens ayant l’expérience de la pauvreté et des professionnels du social ou de la santé qui ne se connaissaient pas auparavant, se retrouvent pour échanger pendant trois jours et peuvent ainsi mieux comprendre ce qui bloque la coopération entre eux. C’est souvent difficile pour les travailleurs sociaux qui ont le sentiment de faire de leur mieux. Mais il faut qu’ils acceptent que les gens très pauvres ont leur propre logique et que tant qu’il n’y a pas de dialogue, il n’est pas possible de coopérer. Une autre chose que nous essayons de développer est la mobilisation citoyenne dans des quartiers populaires. Ni ATD ni les professionnels ne peuvent prétendre détruire la misère à eux seuls. Ce n’est possible que si cela engage tous les citoyens. Cela ne veut pas dire que l’apport professionnel n’est pas indispensable mais il doit d’abord être en capacité de mobiliser l’ensemble de la société. À Lille-Fives, nous réussissons ainsi à mobiliser à la fois les associations locales, les travailleurs sociaux, l’école et la population. La mobilisation citoyenne, c’est d’ailleurs un peu la nature profonde d’ATD quart monde. N’importe quel citoyen à le pouvoir, à son niveau, de lutter contre la misère.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

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