La boucle action-connaissance-engagement

Un chapitre du livre Penser et agir en complexité, avec Jean-Louis Le Moigne
(sous la direction de Dominique Genelot et Marie-José Avenier, Éd.  L’Harmattan, 2012)

Bruno Tardieu – Délégué national ATD Quart Monde France, 10 Aout 2011

Pour voir l’intervention en vidéo.

Merci aux organisateurs de cette journée de me permettre de retrouver Jean-Louis Le Moigne aujourd’hui et de retrouver ceux qu’il m’a fait rencontrer au fil de ces 15 ans, grâce au réseau qu’il a construit. C’est une joie de voir que dans cette salle beaucoup de gens ont collaboré avec le Mouvement ATD Quart Monde d’une façon ou d’une autre, et ont ainsi contribué à la lutte contre l’exclusion sociale grâce à lui et aux liens intellectuels et humains qu’il a créés.

ATD Quart Monde a identifié que la lutte contre la misère était également la lutte contre « l’exclusion sociale », un terme créé dans les années 70 par Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde. Cela rejoint une des notions principales de Jean-Louis Le Moigne : pour comprendre un phénomène, il faut le contextualiser. Pour approcher une compréhension de la persistance de la misère dans des pays riches comme le nôtre, il fallait la situer dans les relations sociales et montrer qu’elle est à la fois cause et conséquence d’un rejet social : la misère est entre nous, elle n’est pas le problème de certains ; c’est une réalité perçue différemment par ceux qui la vivent et par les autres, ce qui nous sépare, c’est une apartheid sociale.

Je dois ma rencontre avec Jean-Louis Le Moigne à mon frère Hubert Tardieu, également ici présent, qui travaillait avec Jean-Louis depuis les années 70 et s’intéressait aussi à mon engagement à ATD Quart Monde. Il savait également le contenu de mes recherches en modélisation des systèmes, quand j’étais ingénieur-chercheur, avant de devenir volontaire permanent d’ATD Quart Monde. Hubert a senti des proximités intellectuelles probables entre le nouvel humanisme de la complexité qui se dégageait des travaux de Jean-Louis et l’approche globale et ouverte d’ATD Quart Monde. Il a senti aussi que la tension entre connaissance et engagement était vive en moi, tenant autant à mes valeurs scientifiques de chercheur et à mes valeurs d’engagement social de volontaire permanent. Il a pensé, et il ne s’est pas trompé, que ces tensions pourraient être explorées plus avant dans un dialogue avec Jean-Louis.

Je vais essayer de méditer devant vous sur ces tensions entre engagement et connaissance, sur la triade « action, engagement et connaissance » qui est le fil de ma vie et aussi une problématique constante d’ATD Quart Monde.

Ma première rencontre avec Jean-Louis Le Moigne

Lors de la première rencontre avec Jean-Louis et Hubert, j’étais heureux de chercher à renouer un fil avec l’université avec laquelle j’avais vécu une rupture, mais sans trop espérer créer des liens sur le fond. Je lui ai présenté ATD Quart Monde qui, disais-je, organise le refus de la misère depuis près de 60 ans, affirme qu’elle n’est pas fatale, affirme qu’elle est l’œuvre des hommes et que les hommes peuvent la détruire.

Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est qu’après m’avoir écouté, il m’a parlé de travailleurs sociaux à Nantes, (il parlait je suppose de l’équipe de Bruno Tricoire) qui étaient venus à lui parce qu’ils en avaient assez que la société leur « refile » le problème de la grande pauvreté en refusant de faire le lien misère et questions systémiques de nos sociétés. La société demande aux travailleurs sociaux de s’occuper de la pauvreté, en séparant cette question des autres questions de société, en espérant ainsi pouvoir la sortir du champ des préoccupations centrales et continuer le « business as usual » . Ces travailleurs sociaux venaient chercher chez Le Moigne des outils pour montrer que cela n’est pas possible, qu’à traiter la question de la grande pauvreté séparément, on ne fera que la renforcer. Jean-Louis leur a montré l’ardente nécessité de contextualiser toute chose, pour construire son intelligibilité.

On ne peut pas lutter contre la misère, toutes choses égales par ailleurs, elle est au milieu de nous, elle est dans tout et on doit chercher la nature des liens entre la misère et le reste de la société. « Contextualiser » c’est le premier mot que j’ai appris de Jean-Louis et dont je me sers quotidiennement.

Un autre mot clé de sa pensée, outil indispensable pour moi aujourd’hui, c’est la notion de réduction. La misère c’est aussi la réduction ; quand on réduit la misère à l’idée que les gens qui la vivent ont besoin de soupe ou un hébergement, on réduit l’humain, et on prolonge la misère. En permanence les actions contre la misère sont réductrices, réduisent l’humain et nient aux gens très pauvres le besoin de culture, de savoir, le besoin d’art, de liens sociaux et politiques, tous les besoins humains. Dès qu’on réduit l’action contre la misère à ces besoins organiques, on perpétue la misère. Soupe populaire, hébergement c’est ce qui occupe majoritairement l’esprit de notre société quand elle pense lutte contre la misère ; et c’est terrible. Comme disait Geneviève de Gaulle qui a été présidente de notre mouvement : « un toit et une soupe, c’est ce dont a besoin mon chien, ce n’est pas ce dont ont besoin les êtres humains. »

J’ai aussi beaucoup appris de la critique que Le Moigne fait de Descartes ; elle m’a permis de mieux comprendre notre fondateur Joseph Wresinski qui, né dans la misère, s’est bâti une intelligence très fine et reliée aux autres personnes, en dehors des canons de la pensée dominante. La misère par exemple n’échappe pas à la grande tentation de la spécialisation. La misère devient une question de spécialistes, (sociaux, humanitaires, médecins…) et de ce fait perd son vrai sens, empêchant les citoyens de se poser les bonnes questions et donc de comprendre, d’agir, de s’engager. Joseph Wresinski se méfiait d’être instrumentalisé comme un spécialiste de la misère, ou que son Mouvement le devienne. Il disait aux membres d’ATD Quart Monde: « nous n’avons pas le sort des plus pauvres entre les mains, il se jouera dans la société ou ne se jouera pas ».

Dans sa déconstruction des canons cartésiens, Jean-Louis m’a permis de découvrir aussi combien les plus démunis sont rejetés parce qu’ils tiennent des discours contradictoires, qui ne peuvent pas s’écouler comme des logiques déductives simples. Les faits liés à la misère sont de fait incompréhensibles, illogiques, contenant des contradictions insoutenables, contradictions vécues par les plus pauvres. Pour pouvoir les penser, il faut s’impliquer, prendre position éthique face à ces réalités pour sortir des contradictions, mais nos sociétés préfèrent souvent dénoncer ceux qui les subissent, les incarnent et les nomment comme étant eux mêmes contradictoires. Je reviens par là à la triade action-connaissance-engagement.

Réformer les méthodes d’évaluation-programmation d’ATD Quart Monde

Jean-Louis Le Moigne a accompagné ATD Quart Monde dans plusieurs projets, en particulier dans la réforme de notre méthode d’évaluation programmation. Nous avions bâti cette méthode dans les années 70 à base de cybernétique et de philosophie pragmatique mise en méthode dans la guerre contre la pauvreté aux Etats-Unis. Il s’agit d’objectiver les effets de l’action pour mieux la conduire, et pour cela de connaitre la situation et ses évolutions.

Notre mouvement s’est longtemps vu critiqué par les universités comme étant illégitime à vouloir apporter une connaissance des situations de pauvreté : étant engagés, nous n’étions pas neutres et donc notre connaissance n’était pas valide.

Cette question du lien entre les valeurs d’engagement et les valeurs de connaissance qui m’habitaient, sont aussi centrales pour le Mouvement lui-même, et pour son institut de recherche fondé dans les années 60. Les universitaires américains étaient plus à l’aise à travailler avec notre institut que les Français, étant convaincus qu’il existe une connaissance issue de l’action et de l’implication.

Est-ce que du fait que nous sommes engagés, que nous avons une intention, ce que nous disons sur la grande pauvreté est entaché du péché cardinal pour la science, c’est-à-dire que cette connaissance est biaisée, n’est pas objective ? Alors que ces critiques décrédibilisaient notre institut de recherche, notre connaissance continuait d’être sollicitée, considérée comme pertinente par des gouvernements et des instituts de formation à l’action.

La « pertinence », encore un mot appris de Jean-Louis pour qualifier une connaissance : la connaissance construite est-elle utile, a-t-elle un sens face aux problèmes posés ? Je crois maintenant à sa suite qu’il n’y a pas de recherche de connaissance sans but, de connaissance indépendante d’une intention, et que le reconnaître éclaire le chemin épistémologique.

Les débats épistémologiques ont suggéré que la connaissance objective doit être remplacée par la connaissance subjective, avec tout le relativisme que cela déclenche ; puis est apparue la connaissance multi points de vue : la connaissance inter-subjective. Loin d’être une connaissance « d’en haut » elle permet d’approcher le réel en confrontant les perceptions diverses et donc plusieurs aspects du réel.

Tout cela est connu. Mais Jean-Louis Le Moigne m’a apporté un pas de plus dans ce débat. Et pour me faire comprendre je veux vous raconter une histoire vraie.

La Banque Mondiale nous avait financé une recherche pour recueillir les histoires de réussite de familles très pauvres à travers le monde. Nous avions collecté des récits de familles sur plusieurs générations aux Philippines, au Burkina Faso, au Pérou, et en France et nous tenions un séminaire avec des sociologues, des gens de la Banque Mondiale et des praticiens pour tirer des enseignements de ces récits en vue de la publication d’un livre aujourd’hui paru « Eradiquer la misère » (Godinot et al, PUF, 2009).

Un ami sociologue américain, Christopher Winship, directeur du département de sociologie à Harvard, et passionné de la pensée Wresinski, exposait la puissance de la méthode d’intersubjectivité pour collecter les récits et pour les interpréter. Nous avions de fait des récits de familles écrits de plusieurs points de vue qui leur donnaient crédibilité et une profondeur. Il expliquait que si chacun dans sa subjectivité dit l’aspect de la réalité qu’il perçoit, et que de ces différents points de vue on constate des changements, on pourra affirmer qu’il y a réellement eu changements. Et Winship poussait plus loin pour dire que l’interprétation de ces récits devait se faire aussi de la même manière, en réunissant les différents points de vue sur le sens de ces récits, avec et y compris le point de vue de la Banque Mondiale.

Mais pour le sociologue de l’éducation Burkinabé, Amédé Badini, également présent lors de ce séminaire, cette approche ne convenait pas du tout : il comprenait très bien l’idée d’intersubjectivité mais il s’interrogeait : « Pourquoi devrais-je offrir mon savoir à la Banque Mondiale, pourquoi les jeunes qui vivent à la rue devraient-ils offrir leur savoir à la Banque Mondiale ? Quel savoir va-t-elle construire avec tout cela ? Que va-t-elle faire de ce savoir ? Quelle est son intention ? Qu’est-ce qui va me décider moi à donner mon savoir ? » Il rappelait ainsi que l’acte de partager sa perception du réel, son point de vue est un acte qui engage, et qu’il ne peut être fait que dans le cadre d’une intention partagée, s’il y a un projet et un engagement commun dans ce projet.

Les gens très pauvres réagissent le plus souvent de la même manière : ils ne veulent pas donner leur savoir, leur connaissance à tous les enquêteurs et sociologues qui viennent les voir. Pourquoi le feraient-ils ? Ils ne le feront pas, tant qu’ils n’ont pas la certitude que le projet de construction de savoir auquel ils sont invités à contribuer n’a pas une intention claire, et plus précisément, tant que cette intention n’est pas clairement de faire cesser l’insupportable, la souffrance inutile et sans nom. Alors que nombre d’enquêteurs anthropologues ou sociologues affirment qu’il faut être neutre, ne pas dire ses intentions même s’il y en a, nous affirmons que pour construire du savoir avec des populations en souffrance et en grande faiblesse politique, il faut au contraire annoncer clairement ses intentions, le but de la recherche pour en faire des co-chercheurs. Sinon les connaissances accumulées par nos universités qui se targuent de neutralité sont fausses car les premiers informateurs ne sentent pas l’engagement des chercheurs, se méfient, se demandent comment cette connaissance va se retourner contre eux, et disent à leur interlocuteur ce qu’il veut entendre ; ils ne collaborent pas vraiment à la recherche. Cela souligne l’aspect intentionnel de la connaissance, un aspect de la valeur de la connaissance qu’est sa pertinence ; la connaissance n’est pas indépendante de l’implication et de l’action.

Donc au-delà du débat stérile « savoir objectif-savoir subjectif » Jean-Louis a forgé une notion pour moi fondamentale, qui est le savoir projectif. Un savoir projectif, qui dit clairement son intention d’action, a plus de chance de mobiliser des processus de contributions pertinentes de la part des parties prenantes. Un savoir est toujours dans un projet, et il est faux croire qu’on peut en faire un objet, neutre et utilisable dans tous les sens. La connaissance doit apprendre à penser avec l’implication humaine et sortir de son aveuglement sur les intentions du chercheur de connaissance.

De la dualité « connaissance-action », à la triade « connaissance-action-engagement »

Beaucoup de travaux ont été faits, et Bruno Tricoire en a parlé, sur le « penser et agir » et « agir et penser » comme dialogique, deux pôles à penser ensemble. J’ai eu la chance de travailler sur deux livres : Artisans de démocratie (Ed. de l’Atelier, Paris 1998) et High Technology and Low-Income Communities (MIT, Cambridge, 1998) et plusieurs recherches avec Donald Schön, philosophe pragmatiste américain au MIT, aujourd’hui décédé, l’auteur du « praticien réflectif ». L’action n’est pas une application de la théorie, l’action n’est pas l’esclave de la théorie, mais l’action et la théorie se nourrissent l’une l’autre. Epistémologie et pragmatique, si l’on veut prendre les mots savants, ont été le sujet de plusieurs travaux du réseau MCX. A mon sens, il manque un point pour bien penser ce lien, un troisième pôle, et ce point c’est précisément l’éthique ou « l’engagement ».

Dans les déconstructions de la pensée cartésienne, Jean-Louis m’a appris à reconnaitre notre docilité intellectuelle devant la perfection du donc. Quand nous avons trois points comme action, connaissance, et engagement nous cherchons une chaine logique. Et le plus souvent cela consiste à dire : « Il me faut la connaissance et quand j’aurai la connaissance je pourrai en déduire la meilleure action possible, et quand j’aurai la meilleure action possible alors je pourrai m’y engager, ou engager d’autres. » Connaissance donc action, donc engagement. Edgar Morin m’a appris la fécondité d’apprendre à penser en triade, trois pôles en interactions.

Pour défaire des praticiens de mon entourage de la règle d’airain non-dite qui nous possède : connaissance donc action donc engagement, je raconte souvent une petite histoire stupide : le congrès des souris.

Il y avait tous les ans le congrès des souris, et cette année là ils avaient trouvé un excellent sujet : le chat. Très bon sujet. Beaucoup approuvaient ce sujet, l’organisation du congrès avait été faite pour le mieux, et on annonçait une affluence record. Le premier jour était consacré aux grosses têtes, les intelligents, les scientifiques. Premier jour : connaissance. Ils avaient fait des statistiques formidables, des graphiques prouvant que le chat c’était vraiment un problème, les courbes des morts par le chat, des témoignages bouleversants, etc. Au bout de la première journée, on avait bien la connaissance en main. Les grosses têtes ont dû partir car ils avaient d’autres congrès, forcément, et puis les questions pratiques des deuxièmes et troisièmes jours n’étaient pas de leur niveau.

Le deuxième jour était consacré à l’action. Il fallait chercher des solutions, donc on avait fait venir les ingénieurs. Ils avaient fait des études de bonnes pratiques et des simulations et montraient que si les souris entendaient venir le chat, dans 100% des cas elles se sauvaient et étaient par là sauvées. Les prévisions de morts par le chat baissaient radicalement. Et donc la question devenait : comment rendre le chat moins silencieux que la nature l’avait créé  afin que les souris l’entendent venir ? La solution est apparue évidente : si le chat porte une clochette à son coup, toutes les souris l’entendront. Et ce sera la fin de nos problèmes. L’enthousiasme était à son comble. Les ingénieurs sont partis le soir du deuxième jour (ils avaient eux aussi un autre congrès) sous les applaudissements.

Et le troisième jour sont restés tous les autres. C’était le jour consacré aux suites pratiques du congrès. Et la question a été : mais qui va accrocher la cloche au cou du chat ?

Et là on s’est rendu compte que ce colloque n’était finalement pas si bien organisé que ça ! Voilà !

Tout cela pour dire que l’engagement n’est pas seulement la conséquence déduite de la connaissance et de l’action, il est aussi une donnée de base, aussi essentielle que les deux autres : qui va faire le travail ? Qui sera l’acteur et comment le sera-t-il ?

Il faut autant partir de la connaissance de la situation et des buts d’actions que partir du désir, de l’énergie, de la volonté d’engagement de chacun pour construire un projet, pour faire le travail. L’engagement de chacun, son type d’implication, est une donnée essentielle qui fait partie intégrante de la problématique de chaque projet.

Si on ne reste qu’entre connaissance et action, en faisant abstraction de l’énergie humaine des acteurs, de leur désir d’engagement et leurs limites, on a toutes les chances d’échouer ou de devoir imposer des tâches à chacun par la violence. Ou alors, de devenir un système qui n’a plus besoin de l’énergie de nombre de ses membres.

Les gens qui entrent à ATD Quart Monde entrent par le chemin de l’engagement. C’est une donnée de base commune à tous, ce n’est pas un tabou et personne n’est forcé à entrer.

Aussi parlons-nous régulièrement et librement :

  • de connaissance-engagement : en effet certains aspects de la connaissance peuvent venir de son engagement. Ce qui nous bouleverse est un vecteur de connaissance.
  • de connaissance-action : nous apprenons par l’action,
  • et bien sûr aussi de connaissance mesurable.

Ces 3 natures de connaissances – le savoir qui vient de l’action, le savoir qui vient de l’existence et le savoir qui vient de l’objectivation- nous les travaillons dans ce qu’on appelle le croisement des savoirs, entre les porteurs de ces savoirs eux-mêmes. Ce croisement amène à une connaissance légitime aux yeux des différentes parties prenantes, et féconde pour une transformation.

Le piège de la compétence

Nous avons dû travailler ces questions de liens entre connaissance, action et engagement en interne, ne serait-ce que pour comprendre le modèle de fonctionnement d’ATD Quart Monde et faire continuer son aventure. Mais il me semble que ces questions sont aussi des questions de société et je voudrais en évoquer deux.

La neutralité scientifique fait aussi qu’on en arrive à la posture de consultant. J’ai beaucoup d’amis consultants dans la salle, je m’excuse pour cette critique radicale que je vais faire, mais j’assume. Très souvent, le consultant tire sa légitimité de sa distance aux problématiques, afin d’en voir l’essentiel, de ne pas être impliqué, de ne pas être « pris » par les situations. Miguel Benasayag, un philosophe pédagogue que j’aime aussi beaucoup, dit que la compétence nous piège et piège notre système d’enseignement. On nous a fait croire qu’on pourrait être compétent quelle que soit l’intention, quel que soit le but. Quelqu’un sait animer une réunion parfaitement bien, et que ce soit au Front de gauche, au Modem ou au Front National n’y change rien : il est compétent.

Cela peut amener de graves disfonctionnements de décrocher le savoir de l’intention. Plutôt que de vanter la compétence, qui est interchangeable vis-à-vis des problèmes et aussi des personnes (le consultant devient aussi jetable qu’il sait se détacher des situations) je préfèrerais parler de talent comme on a dit ce matin, ou de passion. Il n’y a pas de compétence sans but, sans pertinence, et donc sans engagement éthique vis-à-vis de la problématique à laquelle on s’attache. Voilà, première chose.

Un chemin vers la fin du chômage ?

Deuxième chose : à ATD Quart Monde se présentent des gens de toutes sortes, sur le simple fait qu’ils veulent s’engager. Je n’embauche personne, j’ai cette chance-là, on prend tout le monde, soit comme bénévoles soit comme volontaires permanents salariés au smic. Je suis volontaire permanent moi-même et nous sommes 100 en France et 450 en tout dans le monde.

Le management et la gestion des ressources humaines dans cette situation là sont très différents du « connaissance donc action donc engagement ». Classiquement cette chaîne logique se traduit par une logique qui commence par l’analyse de la situation, d’où on déduit un plan stratégique, d’où on déduit des profils de postes pour lesquels on embauche des gens qu’on fait entrer dans ces postes prédéfinis. ‘Qui va accrocher la cloche au cou du chat ?’

En tant que responsable d’ATD Quart Monde en France, ma pratique est inverse. Nous commençons par chercher une place à chacun. Nous recevons quelqu’un que nous ne connaissons pas encore. S’il comprend à quoi il s’engage sur le plan matériel, je l’embauche pour un an. Au cours de cette année nous lui proposons une première mission, puis une deuxième et petit à petit nous découvrons ses talents, ses passions, son énergie. De son côté, la personne entre en intelligence avec la représentation des réalités de la misère et de la société que construit ATD Quart Monde, son analyse, ses objectifs et stratégies, ses engagements et choix éthiques. Elle est d’emblée appelée à y contribuer en écrivant des rapports d’observation pour partager sa perception, des rapports d’activité pour relire l’action, et à réfléchir avec d’autres à son engagement. Si elle continue de se trouver en accord avec les repères collectifs, le chemin continue. La triade action-connaissance-engagement devient une mobilisation des intelligences de chaque personne et du collectif. Ainsi, par tâtonnement, le groupe et la personne elle-même trouvent une place et une mission qui correspondent le mieux à la personne, à sa volonté, son engagement, ses talents. Le but est de faire fructifier le point de rencontre entre ses passions et le projet du Mouvement. Chaque personne modifie donc le Mouvement. Des changements de mission très variés tous les 3 à 6 ans permettent de suivre l’évolution de la personne, et d’accompagner sa recherche de développement. Tous les gens qui viennent à ATD Quart Monde n’ont pas fait des grandes études ni eu le temps de développer tous leurs talents. Certains viennent eux-mêmes de la grande pauvreté et ne trouvent pas de travail dans la société qui les considère inemployables. Avec cette approche à partir des personnes autant qu’à partir de l’analyse ou les objectifs, on arrive à trouver une place à chacun et chacun peut évoluer, se former dans le travail, se développer et être en disposition d’esprit de vouloir donner le meilleur de lui-même.

Ce retournement d’approche, nous l’avons appliqué aussi à des entreprises d’insertion d’un type nouveau « travailler et apprendre ensemble ». Elle nous fait regarder autrement la question de l’emploi et de la formation. Et il nous vient à rêver d’un droit à l’emploi universel. Comme ATD Quart Monde a gagné la Couverture Maladie Universelle, le Droit au logement opposable, on en vient à rêver d’une économie qui ne penserait pas seulement à faire entrer les personnes dans les plans, mais qui parte des personnes et de leur énergie pour créer de la richesse.

Et je voudrais citer encore mon frère Hubert qui m’a fait lire le livre de Norbert Alter « donner et prendre – la coopération en entreprise ». Ce livre montre que l’entreprise, à force de rationaliser les processus pour maximiser les profits, ne sait plus partir de l’énergie des personnes, de leur désir de coopérer. Du coup de plus en plus d’employés se démobilisent, et de plus en plus de gens sont mis sur la touche ne correspondant pas aux besoins de l’entreprise. Et tout cela nous appauvrit considérablement.

 

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