Faire reculer la stigmatisation sociale pour faire reculer le non-recours aux droits

Voici ma note pour le groupe de travail « Accès aux droits et services essentiels – minima sociaux » auquel j’ai participé dans le cadre de la préparation de la conférence nationale sur la lutte contre la pauvreté des 10 et 11 décembre 2012. Ce groupe s’est beaucoup préoccupé de la question du non recours aux droits. Je propose ici une analyse et une action contre le non recours.

Une cause du non recours : la stigmatisation sociale
Pour la faire reculer : prohiber la discrimination pour origine sociale
Bruno Tardieu ATD Quart Monde  30 octobre 2012

Le constat
Dans son discours au CNLE pour lancer les travaux de la conférence nationale pour la lutte contre la pauvreté le 20 septembre dernier, le Premier Ministre déclarait :
« Des discours de stigmatisation ont été parfois prononcés, associant les publics vulnérables à des assistés, ayant abandonné toute idée de s’en sortir, à des profiteurs parfois vivant sans effort au crochet de la société. »
Le Mouvement ATD Quart Monde a toujours promu la lutte contre la pauvreté par la promotion du droit de tous pour tous. Il fait aujourd’hui le constat que certains de ces droits sont entravés par l’augmentation de la stigmatisation des personnes en situation de pauvreté au cours de la dernière décennie. Cette stigmatisation entrave dangereusement les efforts des associations et des pouvoirs publics pour que les personnes en situation de grande pauvreté osent sortir de la honte et se considèrent comme des citoyens à part entière ayant des droits et des responsabilités. Elle  bat en brèche le droit à l’éducation quand des enfants et des jeunes ne peuvent apprendre, tant l’image qu’on leur renvoie d’eux-mêmes et de leur milieu leur fait honte ; le droit au logement quand certains habitants refusent la construction de logements sociaux dans leur quartier ; le droit au travail quand on refuse d’embaucher quelqu’un à cause du lieu où il habite, ou qu’on choisit les plus capables dans les entreprises d’insertion ; le droit à la santé quand certains refusent de soigner les bénéficiaires de la CMU ; le droit aux moyens convenables d’existence quand les soupçons de fraudes amènent à des ruptures de droits en cas de doute. Cette stigmatisation atteint la dignité des personnes et entrave les politiques publiques quand elle amène les personnes concernées à ne plus vouloir réclamer leur droit de peur d’être cataloguées de profiteurs. Elle complique les relations difficiles entre les populations les plus démunies et les professionnels. Elle favorise des comportements dissuasifs qui s’apparentent à une forme de discrimination sociale.

La Halde et le Défenseur des droits
À cause de ce constat, le Mouvement ATD Quart Monde a saisi la Halde. Constatant qu’il n’existait pas en France de reconnaissance de la discrimination pour raison de fortune ou pour origine sociale, celle-ci a commandité une étude à ATD Quart Monde pour explorer le sujet. Après la présentation de cette étude devant son comité consultatif, la Halde a pris une délibération (n°2011-121 du 18 avril 2011) qui a notamment « recommandé au gouvernement de mener une réflexion sur l’intégration du critère de l’origine sociale dans la liste des critères prohibés et sur les modalités de prise en compte des préjugés et stéréotypes dont souffrent les personnes en situation précaire. »
Depuis, le Défenseur des droits a entretenu un groupe informel sur le sujet et a indiqué que des campagnes pour faire évoluer les stéréotypes et préjugés sur les personnes en situation de pauvreté ne seraient de son ressort que si la France intègre le critère de l’origine sociale dans la liste des critères prohibés.

Principes directeurs extrême pauvreté et droits de l’homme
Par ailleurs, la France a promu dans le cadre du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU l’adoption de principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Après plusieurs années de travail, ces principes viennent d’être adoptés par le Conseil des Droits de l’Homme. La France serait bien venue d’appliquer à elle-même ce qu’elle prône sur la scène internationale. Et en particulier ces principes directeurs énoncent les points suivants :
18. La discrimination est à la fois une cause et une conséquence de la pauvreté. La pauvreté a souvent pour cause des pratiques discriminatoires, ouvertes ou cachées. Les personnes vivant dans la pauvreté se heurtent également à des comportements discriminatoires et à la stigmatisation de la part des autorités publiques et d’acteurs privés et ce, du seul fait qu’elles sont pauvres. Ainsi, sont-elles le plus souvent victimes de formes multiples et croisées de discrimination, y compris en raison de leur situation économique.
19. Les États doivent veiller à ce que les personnes vivant dans la pauvreté soient égales devant la loi et en vertu de celle-ci et aient droit sans discrimination à l’égale protection et à l’égal bénéfice de la loi. Ils doivent abroger ou modifier les lois et règlements qui sont discriminatoires à l’égard des droits, des intérêts et des moyens de subsistance des personnes vivant dans la pauvreté. Toutes les formes de discrimination d’ordre législatif ou administratif, directes ou indirectes, qui sont fondées sur la situation économique ou d’autres motifs liés à la pauvreté doivent être recensées et éliminées.
21. Les personnes vivant dans la pauvreté ont le droit d’être protégées contre la stigmatisation associée à ce phénomène. Les États doivent interdire aux administrations publiques, qu’elles soient nationales ou locales, de stigmatiser les personnes vivant dans la pauvreté ou d’exercer une discrimination à leur encontre et ils doivent prendre toutes les mesures appropriées pour modifier les schémas socioculturels en vue d’éliminer les préjugés et les stéréotypes. Ils doivent aussi mettre en place des programmes éducatifs, en particulier à l’intention des agents publics et des médias, pour promouvoir la non discrimination à l’égard des personnes vivant dans la pauvreté.
Le rapport indique plus loin que les États devraient veiller à ce que les personnes vivant dans la pauvreté aient accès à des recours en cas de discrimination, compte tenu de leur situation socioéconomique.

La misère mène au silence. La reconnaissance permet de rompre le silence.
Trois années de recherche du Mouvement international ATD Quart Monde sur la violence provoquée par la misère, associant plus de 1000 personnes en situation de grande pauvreté, des professionnels et des chercheurs, ont abouti à un colloque en janvier 2012 à l’UNESCO intitulé : « la misère est violence – rompre le silence – chercher la paix ». Il a montré que les personnes en situation de pauvreté ont une grande conscience de ne pas être traitées comme tout le monde, jusqu’à dire qu’elles ne sont pas traitées comme des êtres humains. De plus, ce regard est si dur que, comme dans d’autres formes de violence (par exemple les violences faites aux femmes), les populations concernées finissent par se taire, pour ne pas souffrir encore et surtout pour ne pas risquer de subir un nouveau déni. Quand des défenseurs des droits de l’homme tentent de les convaincre de se défendre et de réclamer leur droit, elles disent que si elles n’ont pas de garantie que ce qu’elles ont subi ne sera pas nié, sera reconnu, elles préfèrent ne pas se risquer. « C’est aux pouvoirs publics de faire le premier pas de la reconnaissance », indiquent-elles.  Si la France venait à reconnaître que la discrimination pour origine sociale et la stigmatisation qui la prépare existent bien, qu’elles font du tort aux personnes et à l’état de droit, si enfin la France venait à les interdire, les populations très défavorisées auraient plus de forces pour demander leurs droits, et les comportements dissuasifs à leur endroit seraient découragés.

Protocole additionnel 12 de la CEDH.
Il existe plusieurs approches législatives pour aboutir à cette reconnaissance. La plus simple, préconisée par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (avis du 29/06/2000), consiste à ratifier le protocole additionnel 12 de la Convention européenne des droits de l’Homme. La CEDH « prohibe toute discrimination par les autorités publiques fondées sur l’origine sociale ou la fortune », mais ne s’applique qu’aux droits civils et politiques. Ce protocole additionnel 12 étend le principe de non discrimination aux droits économiques sociaux et culturels.  Dix-huit pays du Conseil de l’Europe ont déjà ratifié ce protocole additionnel, dont les Pays Bas, l’Espagne, le Luxembourg…

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