L’emploi conçu comme un droit

Pourquoi le Mouvement ATD Quart Monde a-t-il choisi de lancer ce projet « L’emploi conçu comme un droit » ?

Parce que le chômage est considéré comme une fatalité et que le Mouvement ne cède jamais au sentiment de fatalité. Parce que les expériences ont montré que les gens considérés comme inemployables ne l’étaient pas. Nous l’avons expérimenté en particulier à TAE (Travailler et Apprendre Ensemble, projet pilote d’ATD Quart Monde) mais aussi dans d’autres lieux et dans l’histoire du Mouvement. Nous lançons aussi ce projet parce qu’un certain nombre de personnes se sont mobilisées autour de ce projet, personnes qui étaient vraiment motrices :on avait donc pas seulement l’idée mais aussi des porteurs de l’idée. Enfin, d’une manière assez lointaine, globale, on pensait qu’il ne fallait pas laisser la question du chômage en dehors des actions-recherche du Mouvement et il s’agissait d’innover.

Quelle légitimité une association comme ATD Quart Monde a-t-elle à porter un projet économique avec une telle démarche entrepreneuriale ?

Je crois qu’ATD Quart Monde a la légitimité de connaître la population exclue et de poser des questions dans tous les domaines. On nous a posé la même question sur l’éducation, on nous a posé la même question sur la santé, on croit toujours que les associations ont pour seule légitimité d’aider les pauvres. Mais en fait le Mouvement qu’a créé ATD Quart Monde pose la question de l’élimination de la misère à tous les partenaires. Dans ce domaine-là comme dans d’autres on n’a pas de légitimité seul. On a la légitimité d’affirmer que les gens très défavorisés veulent travailler et que si on s’allie avec des entrepreneurs, avec des syndicalistes, avec des élus locaux, on a tous les savoirs disponibles pour essayer d’expérimenter. Donc la légitimité vient de l’alliance avec le réseau Wresinski Emploi-Formation, des entrepreneurs liés au Mouvement, des travaux avec les syndicats, de tous les travaux au Conseil Économique, Social et Environnemental et de la connaissance qu’ont les très pauvres.
Parce qu’avec la misère personne ne se sent légitime ! Les entrepreneurs pensent qu’ils ont une légitimité économique, mais pas de légitimité dans le domaine de la pauvreté et les gens qui connaissent le domaine de la pauvreté pensent qu’ils ont une légitimité dans la pauvreté et pas dans le domaine économique. Alors ça peut durer longtemps cette histoire !
Donc la seule solution, c’est de mettre des légitimités ensemble et de construire, de croiser des savoirs en réalité pour faire une lecture commune et inventer des solutions communes.
Sur la question de l’échec scolaire des enfants très défavorisés, tout le monde nous a dit : «
Vous n’arriverez jamais à réunir les partenaires clés que sont les fédérations des parents d’élèves et les grands syndicats », dont les relations étaient considérées comme bloquées. Et au final, des gens nous ont dit : « vous êtes peut-être en fait les seuls à pouvoir réunir tout le monde », parce que l’on a la légitimité d’être rentré dans la désespérance des gens et aussi dans leur espérance. Et on sait que l’espérance des gens dans l’école, dans l’emploi, dans la vie est absolument intact. C’est un moteur formidable pour forcer tout le monde à regarder une question que l’on pose sur la table et que l’on a bien du mal à enlever de la table : pour les gens privés d’emploi, c’est une destruction humaine sur laquelle encore une fois, on n’a pas la légitimité tout seul, mais on a la légitimité de poser la question et d’ancrer la question. Et d’être non-dogmatique, c’est-à-dire de chercher avec tout le monde sans parti pris et sans a priori quelle sera la solution.
Une autre légitimité encore est peut-être l’approche fondamentale du Mouvement ATD Quart Monde en termes de droits humains. C’est-à-dire que si l’école est pour les uns et pas pour les autres, c’est un privilège donc cela n’a plus de sens ! Pour la santé, ATD Quart Monde a réussi à élargir le soin à tous, grâce à la généralisation de la sécurité sociale qu’est la CMU, qui est une approche par le droit.
Or pour le chômage, nous pensons nous trouver devant une fatalité : il y en a qui ont du travail et d’autres qui n’en ont pas !
On n’est plus du tout dans le domaine du droit, on est dans le domaine du privilège. Et on sait ce que la France a fait des privilèges, ça finit toujours par la catastrophe. C’est pourquoi nous souhaitons une approche par le droit qui est extrêmement nouvelle pour la question de l’emploi. On a une légitimité, car on a prouvé dans d’autres domaines que l’approche par le droit n’est pas dogmatique mais pragmatique et qu’elle permet aux gens très pauvres de se sentir en égale dignité absolument avec tout le monde. C’est dans notre Constitution : « Tout le monde a droit d’obtenir un emploi » !  Eh bien il faut prendre cela au sérieux, il faut prendre les droits de l’homme au sérieux et donc prendre nos responsabilités !

En quoi ce projet se démarque-t-il les dynamiques proposées par le RMI et le RSA ?

La grande différence avec le RSA et le RMI est que l’on met l’emploi en premier. On apprend à nager en nageant, on apprend à habiter en habitant et on apprend à travailler en travaillant dans l’entreprise. La grande idée de « l’emploi conçu comme un droit » se rapproche aussi de ce que l’on a innové dans les années 70 en créant la cité de promotion sociale familiale et culturelle à Noisy-le-grand. C’est-à-dire que les gens ont droit à un logement comme les autres, à habiter au milieu des autres et c’est la seule façon avec laquelle les gens vont effectivement exercer, pratiquer, comprendre et chérir le droit au logement. C’est en le faisant que l’on devient vraiment un habitant, en habitant avec tout le monde.
Pour l’emploi, c’est pareil ! À force de multiplier les passerelles avec les passerelles et les passerelles avec d’autres passerelles, les gens finalement ne sont jamais dans l’emploi, dans l’entreprise. Le grand défi n’est pas du tout de se dire comment on va faire pour soutenir les gens hors de l’emploi et éventuellement les rapprocher de l’emploi. Non ! le grand défi est de poser l’emploi comme premier. De même qu’on a su il y a 100 ans poser l’école et le droit à l’école pour tous comme premier. Ensuite, on constate qu’il existe des diversités au sein de l’école. Il y a des enfants qui ont déjà tout appris à la maison, qui savent lire avant d’arriver, d’autres qui ne savent pas du tout lire et qui mettront deux ans pour lire, peu importe ! L’école est première pour tous. C’est la même approche, l’emploi doit être un droit pour tous et c’est dans l’emploi qu’on apprend à se former.
Cela, c’est la grande expérience de l’entreprise TAE, Travailler et Apprendre Ensemble, et cette expérience se vit aussi ailleurs. Quand les gens sont dans l’emploi, quelque chose change en eux, quelque chose se mobilise et quelque chose fait que les gens progressent énormément dans leur capacité de travailler parce qu’ils sont dans l’emploi. De même que c’est dans le logement que l’on progresse dans sa capacité à vivre avec les autres.

L’emploi conçu comme un droit s’inscrit-il dans une démarche d’insertion ?

Quand on a travaillé sur les thèmes de l’insertion et de l’inclusion sociale, un terme très utilisé lorsque Martin Hirsch était au gouvernement, on a fait un travail important avec les familles en situation de pauvreté. Elles n’aimaient pas ces termes d’inclusion, d’insertion et elles parlaient de reconstruction. C’est-à-dire que les gens en situation de pauvreté sont lucides que la misère démolit. Mais « insérer », c’est comme s’il fallait trouver un petit trou et se forcer à rentrer dedans. C’est très mécanique et c’est très fragile comme notion. L’insertion consiste trop souvent à corriger le chômeur pour qu’il devienne comme les autres. Or cela, c’est très négatif comme approche, c’est presque insultant. On dit aux gens « mettez-vous au travail, mais mettez-vous au travail sur vous-même, vous avez des obstacles en vous, c’est pour ça que vous ne trouvez pas de travail ». C’est presque insultant parce que les gens sont prêts à travailler, mais il n’y a pas de travail qui leur corresponde.
Et puis on n’a pas du tout l’impression que cela va changer le reste. Alors que pour que les gens puissent se reconstruire, on voit bien que ce qui démolit le plus est le regard des autres, le non accueil des autres. L’exclusion sociale est un phénomène entre nous, ce n’est pas une maladie de certains. Il y a ceux qui sont exclus et ceux qui sont non exclus, mais qui finalement ignorent et ne savent pas du tout comment accueillir. Donc l’enjeu de « l’emploi conçu comme un droit » est que tout un territoire travaille ensemble, apprenne à travailler ensemble avec des gens qui ont été exclus du travail. Dans ce sens là, je ne pense pas que ce soit de l’insertion, mais de la reconstruction : de l’emploi pour tous, avec tous, par la mobilisation de tous. Ça ne peut pas être juste le projet des personnes défavorisées avec un tuteur, ce ne peut-être qu’un projet qui implique tout le monde dans la communauté et sur le territoire.

Alors que certains entrevoient la fin du travail, ATD Quart Monde propose l’emploi pour tous ceux qui en sont privés. Ce projet va-t-il à contre-courant de la société ?

La société est multiple et ce projet va assûrément à contre-courant d’une explication strictement économique du monde. On a complètement séparé la perspective sur le monde entre les perspectives humaines et les perspectives économiques. L’analyse tout économique du monde nous ment absolument sur la réalité des destructions humaines que constitue le non-emploi. Si l’on peut dire que le monde se réduit à une logique purement économique et purement néolibérale alors oui, ce projet va à l’encontre de cette logique-là.
Mais la société n’est pas monolithique. Il y a aussi de plus en plus d’espaces où les gens cherchent autre chose, la gratuité, l’échange, la contribution. Dans ce sens, il est certain que notre société actuelle ne comprend pas que ce que cherchent les plus démunis : ils ne cherchent pas à réclamer plus, ils cherchent à pouvoir contribuer. Prenons l’exemple de ces familles qu’ATD Quart Monde a encouragées à participer à une AMAP. Dans les AMAP en général, c’est plutôt des gens de classe moyenne, aisés et assez ouverts intellectuellement … Nous avons beaucoup encouragé ces familles, car elles avaient envie d’avoir de bons légumes, de bonnes choses et puis plusieurs se sont découragées et ont arrêté, parce que ce n’était pas leur monde. La seule qui a réussi à s’accrocher est celle qui a réussi à aller travailler un peu chez l’agriculteur. Le fait de contribuer lui a donné à ses propres yeux une légitimité à faire partie de l’association. En fait, c’est cela la clé qui est très mal comprise par notre monde très utilitariste : pouvoir contribuer.
Je pourrais citer Marcel Mauss : « Le fondement de l’homme c’est donner, recevoir, rendre ». Le mouvement Mauss est le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales. Tout réduire au marché est complètement ignorer l’être humain. L’être humain a besoin de donner, de recevoir, de demander, de rendre. Les entreprises aujourd’hui ne savent pas nécessairement recevoir ce que voudraient donner les gens. Il faut toujours qu’elles maîtrisent absolument l’échange.
C’est une réflexion un peu plus large, mais, quand on y pense, le Mouvement ATD Quart Monde est fait de contributions inattendues. Les gens qui rentrent dans notre Mouvement, on ne les a pas embauchés. Ils viennent soit comme bénévoles, soit ils se proposent comme salariés à plein temps et on ne sait pas ce qu’ils pourront donner. On construit à partir de cela. Si on prenait cette attitude-là par rapport au chômage de longue durée en cherchant pour chacun ce qu’il peut donner, il n’y aurait pas de chômage. Cela inverse complètement la logique et cela rend aussi à l’entreprise une fonction première qui est de produire de l’emploi, de permettre à chacun d’être utile et de contribuer.
Une vision du père Joseph Wresinski, dans un des derniers grands textes qu’il a dits en public, est que la misère disparaîtra quand chacun pourra donner le meilleur de lui-même. C’est cela : une terre sans exclusion est une terre où chacun peut donner le meilleur de lui-même. Cela parait un peu philosophique ou spirituel, mais c’est très concret. Ne pas partir des besoins pour vendre, mais partir des potentiels de chacun pour créer des choses. Dans ce sens là, c’est à contre-courant !
Mais ça rejoint aussi un très fort courant convivialiste qui cherche autre chose que de réduire l’homme à un être rationnel qui achète le moins cher et qui veut profiter au maximum. En fait l’être humain n’est pas réductible au marché. On nous le fait croire, on nous le répète, on nous l’explique, mais c’est faux. Depuis les sociétés les plus anciennes, l’être humain a besoin de réciprocité. Ce qui tue les pauvres est de ne pas être dans la réciprocité. C’est de toujours être ceux dont on prétend qu’ils ne font que recevoir et auxquels on reproche de recevoir sans donner. Et personne ne comprend que ce n’est pas cela qu’ils veulent !
Donc, comme on l’a fait dans l’école, si on pouvait se mettre devant l’aspiration des gens à travailler et à contribuer, cela changerait quelque chose sur la manière d’aborder l’entreprise et l’économie. Cette aspiration des plus pauvres a souvent été un moteur phénoménal pour réinventer des choses et pour mettre en cause des théories complètement établies qui ont l’air de bien fonctionner, mais qui excluent de plus en plus.
On aurait dit à nos parents qu’il y aurait un jour trois millions de chômeurs, tout le monde aurait pensé que cela provoquerait la révolution. Mais comme aujourd’hui le nombre de chômeurs augmente petit à petit, on est habitué à quelque chose qui est complètement destructeur. Il faut se réveiller, il faut remettre en cause les dogmes, et les dogmes économiques en particulier !

Propos recueillis par Frédéric Subbiotto

Une réflexion sur « L’emploi conçu comme un droit »

  1. je comprends votre positionnement tellement je l’ai vécu et le vit encore vu ma pauvre retraite d’aujourd’hui. Les dogmes comme vous dites, sont utilisés par tous les partis politiques pour définir ce qui est valable et ce qui ne l’est pas. j’ai, il y a plus de 20 ans proposer une mesure imparable contre le chomage mais qu’aucun des partis politiques successifs et nous savons lesquels, n’ont souhaité s’y interesser.

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