Quand un peuple parle. Extrait n°2

Quand un peuple parle

ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère

Bruno Tardieu.

Edition La Découverte. Sortie le 3 Septembre 2015

 

Extrait N°2

 

Un jour, Mary Rabagliati devinant que je venais de vivre une expérience cuisante réussit à me la faire raconter. Dans l’hôtel pour sans abris – 120 chambres, une famille par chambre payée par les pouvoirs publics, une vraie bombe à retardement — où nous avions obtenu de faire la bibliothèque dans le lobby de l’hôtel, une autre association avait voulu faire une foire à la santé. Nous avions accepté de les soutenir et de collaborer. Mais alors que la bibliothèque de rue avec ses fantaisies, ses beaux livres et ses pinceaux, amenait plutôt la paix dans le lobby de l’hotel, cette foire à la santé n’avait amené que de la tension négative : distribution de tracts contre le tabac, contre la drogue, contre le sida, contre le sexe non protégé, contre la violence domestique, tout le monde était de plus en plus énervé. Les enfants devenaient comme fous et je ne les reconnaissais pas. J’en pris un par le bras qui courrait sur les livres. Sa mère, que j’estimais profondément, m’insulta devant tout le monde, me traitant d’envahisseur, qu’elle n’avait besoin de personne etc. J’étais humilié. Mary repris doucement « Tu vois, dans tout ce monde qui avait envahi ce hall avec leurs injonctions et leur morale, et qui l’a énervée, tu étais sûrement le seul qu’elle connaissait, et qu’elle a osé engueuler. » Je fus libéré d’un coup. Être les seuls que les offensés de la misère peuvent engueuler, c’est là une bonne définition de ce volontariat.

Chacune de ces co fondatrices, comme Mary, est une référence pour moi. Tenir aux côtés des familles, tenir avec ce Père Joseph si fraternel mais aussi écorché vif, imprévisible, demandait d’avoir une capacité à se soutenir dans la fraternité pour risquer cette aventure en s’accrochant à quelques certitudes profondes. Ces volontaires se sont rendus compte que, même s’il existait d’autres expériences d’immersion au milieu du peuple, celles des prêtres ouvriers, de militants d’extrême gauche, ou encore certains anthropologues, il fallait pour tenir tenter d’écrire ces certitudes profondes qui les guidaient. Le texte qu’ils écrivirent en 1965 est aujourd’hui encore la base du texte que signent les adhérents du Mouvement : « Tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d’homme(…). Elle donne à chacun le même droit inaliénable d’agir librement pour son propre bien et pour celui des autres. L’existence, dans toutes les sociétés, d’une population (personnes, familles et groupes) incapable de manifester cette valeur aux yeux de tous, prouve que tous ne reçoivent pas les mêmes moyens de l’utiliser, consciemment, comme source d’énergie, point de départ de leur développement, justification de tous leurs droits d’homme… Ferment de transformation de toute société, ils seront les experts de nos projets de civilisation et leur promotion sera la mesure de notre propre progression vers une société réellement égalitaire. Le mouvement Aide à Toute Détresse Quart Monde a opté pour un projet de civilisation (et, par conséquent, de société) comportant le renversement total de nos priorités, le réajustement de tous nos moyens au profit des plus défavorisés parmi ses membres… »

S’ils avaient besoin d’écrire noir sur blanc leurs options de base, c’est aussi parce qu’ils étaient de convictions philosophiques et religieuses totalement différentes. Leurs racines étaient juives, catholiques, protestantes ou athées et d’emblée ils ont eu à construire un espace pour se parler de ce que le face à face avec la misère provoquait parfois jusqu’au plus profond de leur être, sans qu’ils aient en commun un langage, des symboles, des références telles qu’une religion commune aurait pu leur apporter. Cette diversité était aussi sociale et culturelle. Cette diversité qui inclue aussi maintenant une diversité de génération, donne une ouverture mais aussi une fragilité certaine et demande une grande attention. Elle n’a cessé de croitre avec les volontaires d’Amérique du nord, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie du sud est, de Chine. Le communiste péruvien côtoie le jésuite ancien professeur à la Grégorienne à Rome, l’ancien ouvrier de la marine marchande, l’aide maçon, l’ancienne assistante sociale, l’homme de théâtre, la travailleuse familiale, celui qui a vécu de petits boulots, l’économiste, l’ancien journaliste sportif, l’ingénieur, l’artiste peintre, la professeur d’espagnol… Pas si simple à vivre, cette diversité est aussi une garantie pour ne pas endoctriner les populations très pauvres, proies de tant de sectes et d’idéologies destructrices.

Un jour de l’été 1936, le grand poète James Agee et le grand photographe Walker Evans furent envoyés dans les Appalaches par le magazine Life pour faire un article sur la misère des populations blanches de ces collines reculées dont la misère semblait précéder la grande dépression et devoir durer au-delà du New Deal. James Agee revint avec 471 pages d’écriture en exigeant que pas une ligne ne soit coupée. C’est comme un immense rapport quotidien, écrit chaque nuit pour chercher à comprendre ce dans quoi il est immergé. Comme il l’explique dans l’introduction du livre qui des années plus tard rendit publiques ces pages remarquables, « Let us now praise famous men », le magazine Time-Life était fort mécontent, mais il se justifie ainsi dans son introduction : « Si des complications sont apparues, c’est que [les auteurs] n’ont pas cherché à traiter le sujet comme journalistes, sociologues, politiciens, amuseurs publics, humanitaires, prêtres, ou artistes, mais sérieusement. [1] » Je trouve que cette phrase d’Agee est encore une bonne définition du volontariat[2].

[1]     James Agee, Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, Plon, Paris, 1996

[2]     Sur la démarche du volontariat ATD Quart Monde, voir aussi Patrick BRUN et 12 membres actifs d’ATD Quart Monde, A la rencontre des milieux de pauvreté – de la relation personnelle à l’action collective, Chronique Sociale/Editions Quart Monde, Lyon, Paris, 2014

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