Quand un peuple parle — Extrait N° 3

Quand un peuple parle

ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère

Bruno Tardieu.

Edition La Découverte. Sortie le 3 Septembre 2015

extrait numéro 3

La notion d’exclusion sociale, racine anthropologique de la misère

 

En 1966 le Père Joseph fait un voyage aux Etats-Unis où Mary Rabagliati et Bernadette Cornuau, volontaires permanentes d’ATD Quart Monde, avaient été invitées par Lloyd Ohlin, universitaire dirigeant les programmes de la « Guerre contre la pauvreté » lancés par le Président Johnson. Leur mission est de soutenir les démarches d’évaluation des actions du point de vue des populations concernées. Bernadette Cornuau en concevra une approche de la conduite de l’action, fondera par la suite l’institut de l’action du Mouvement qui a piloté avec rigueur nombre de projets-pilotes, d’actions- recherches et la stratégie globale du Mouvement, basée sur l’évaluation avec les populations. Le Père Joseph trouve beaucoup d’inspirations lors de ce voyage, en particulier en ce qui concerne les pré-écoles selon le programme Head Start, qui donne « une longueur d’avance » aux enfants des quartiers les plus défavorisés avant qu’ils n’arrivent à l’école. Le retard pris par les tout-petits à cause de la vie chaotique de la misère est une injustice criante. Il fut séduit par le pragmatisme estimant qu’un effort centré sur les tout-petits aurait un effet majeur sur la transmission de la misère. Ce programme prouva son efficacité par une évaluation massive en 1988 avec les adultes passés par ces petites écoles 40 ans plus tôt[1], qui a permis de contredire le Reaganisme dominant, affirmant que l’intervention des pouvoirs publics est chère et inutile : « Le gouvernement n’est pas la solution, il est le problème » répétait-on. Même s’il aima le sens de l’action et l’énergie du peuple américain et s’il fit des sciences de l’action des chercheurs américains un des piliers du Mouvement, le Père Joseph revient de ce voyage dans une profonde dépression. Il a le sentiment que la « guerre contre la pauvreté » lancée par cet Etat puissant ne viendrait pas à bout de la misère. La condition des Noirs et des Portoricains qu’il rencontre l’atteint profondément. Le mépris qui les écrase semble irrésistible, le rapport des forces politiques et économiques entre puissants et pauvres disproportionné. Il faudra aller chercher plus loin les racines de la misère, dans les fondements de l’être humain et de la civilisation.

Après un long et terrible moment de découragement, et peut-être pour chercher à rebondir, il s’installa à Pierrelaye pour faire vivre le centre de formation et de recherche dans les locaux rénovés que le Mouvement venait d’acquérir dans le Val d’Oise. Là purent être accueillis des jeunes « volontaires d’été » venant aménager de ce nouveau centre ; le Bureau de recherches sociales s’y installa et prit le nom de « Institut de recherche et de formation aux relations humaines ». A partir de cette année le recrutement des volontaires et des alliés, qui pouvaient dès lors bénéficier de temps de formation formelle, se mit à augmenter fortement. Puis des sessions, des séminaires, des cours publics y furent développés, accueillant un public plus large.

Cette activité intellectuelle permit de faire prendre racine à un nouveau paradigme : la notion d’exclusion sociale. Cette notion fit face à beaucoup de résistance tant elle se démarquait des catégories de l’époque, car au lieu de décrire des gens vivant la misère comme étranges, voire anormaux, elle obligeait à repenser la relation entre les plus pauvres et la société. Je me souviens d’avoir interpellé le Père Joseph en public dans la grande salle des congrès de Pierrelaye au début des années 70 en lui disant que ce mot relevait d’un jargon épouvantable, typique d’ATD et qu’il ne prendrait jamais. Il eut en fait le succès qu’on sait.

Le grand public attribue souvent l’origine de la notion d’exclusion au titre du livre de René Lenoir en 1974 : Les exclus — Un Français sur dix[2]. Mais l’apparition du mot exclusion sociale date en réalité du deuxième livre publié en 1965 par le Bureau de recherche sociale du Mouvement : L’exclusion sociale ; Etude sur la marginalité dans les sociétés occidentales[3] de Jules Klanfer. Alors que « Les exclus » de Lenoir désigne un état qualifiant des personnes, créant ainsi une nouvelle catégorie de populations, une étiquette, la notion d’exclusion sociale décrit un phénomène, un processus, quelque chose qui se passe au sein de la société.

Au congrès mondial de sociologie à Montréal, en 1998, où je suis intervenu sur cette notion, je vis qu’elle était à la fois incontournable et très critiquée parce que non définie sociologiquement. De plus nul ne croyait qu’elle pouvait provenir d’une petite organisation comme ATD Quart Monde. Le débat nous permit de préciser qu’elle fut créée non pas dans une démarche d’observation sociologique mais dans un contexte d’action et de lutte, sans valeur aux yeux de cette génération de sociologues éprise de scientisme. La méfiance de la sociologie objectivante à l’égard d’une démarche d’action et de combat comme la nôtre a gommé bien des contributions intellectuelles du Mouvement. Au fond, c’est la posture éprise de neutralité des sciences sociales que notre démarche remettait en cause, suscitant sa réaction. Je dis ce jour-là à cette assemblée de Montréal qu’il manquait à la sociologie une sorte de serment d’Hippocrate, comme en médecine. Le choix d’œuvrer pour la guérison n’a nullement empêché la médecine de devenir scientifique, de même le choix d’œuvrer pour la libération de la misère n’empêche en rien une démarche rigoureuse. Il est illusoire d’espérer que l’action soit déduite de la description. La notion d’exclusion sociale relève plus d’une catégorie de l’action et des processus, que d’une entreprise de description des populations. Elle ne cherche pas à définir une nouvelle catégorie de populations, comme les administrations et les sciences à leur service rêvent d’en créer afin de savoir comment les gérer. Il ne s’agit pas d’objectiver, de chosifier, mais de prendre la perspective du sujet, comme le dit Alain Touraine, un des premiers sociologues à quitter la posture objectivante et à se mêler à ces combats pour les éclairer.

[1]      Lisbeth B. SCHORR Within our Reach – Breaking the cycle of disadvantage, Anchor Book, Doubleday, New York, 1989. Voir aussi Head Start Impact Study, US department of Health and Human Services.

[2]     René LENOIR Les exclus — Un Français sur dix Seuil, Paris 1974.

[3]     Science et service ATD Bureau de recherche sociale, Paris

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *