Quand un peuple parle — extrait N° 4

Quand un peuple parle

ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère

Bruno Tardieu.

Edition La Découverte. Sortie le 3 Septembre 2015

extrait N° 4

Les pauvres, fauteurs de violence ?

 

Lors d’une conférence à Boston, en 1996, Elliot Mishler, professeur de psychologie à Harvard, m’a questionné sur le fait que je n’avais pas évoqué une seule fois la violence dans mes propos. Je fus saisi par sa remarque, et je me défendis en disant que j’avais reconnu la misère comme une violation des droits de l’homme. Ma réaction intérieure immédiate était autre : une réticence. Lier misère et violence produit un effet immédiat : oui, « ils » sont violents, d’ailleurs il ne faut pas aller dans tel quartier, c’est dangereux. « Je ne veux pas que vous parliez de votre action aux enfants du lycée français, car je me dois de les protéger de tout ce qui est sexe, drogue et violence. » Cette réponse d’une proviseure d’un lycée de bonne réputation, suivie de la demande pressante que je sorte de son bureau, me marqua au fer rouge. Quoi ? Parler des enfants de la bibliothèque de rue, rapporter les histoires si drôles et fines qu’ils racontent, chercher à faire des liens entre eux et les enfants de ce quartier aisé de New York, tout cela m’était interdit ? Monica, Bridget, Luis, Chris faisaient-ils peur à cette grande institution aux murs épais ? De quoi s’agit-il ? Christine Durand Ruel, une cousine parent d’élève au lycée français, imposa que la proviseur me reçoive de nouveau, et le lien se créa : les enfants surprotégés furent touchés, et non pas emportés par des orgies de sexe, de drogue et de violence. Se protéger, s’isoler, se distancier volontairement du pauvre considéré comme violent va très loin. On peut dire que la sécurité est aujourd’hui le sujet majeur des dirigeants. Les murs montent un peu partout. Se protéger est le plus grand business du monde. Et à Port au Prince, après le tremblement de terre, nos équipes sur place depuis 30 ans étaient situés derrière la ligne rouge, ligne au-delà de laquelle aucun officiel, aucun secours n’était autorisé à aller, « pour raison de sécurité. »

Quand, lors de la programmation-évaluation de 2007, après le succès de l’appel « refuser la misère un chemin vers la paix » et devant les questions de fond qu’il soulevait, le Mouvement décida de concentrer ses forces d’expertises pour approfondir le lien entre misère et violence. Les réticences furent fortes. Martine Lecorre, militante permanente d’ATD Quart Monde et une des pilotes de l’ensemble de la recherche, s’en explique dans son introduction au Colloque international conclusif à l’UNESCO, le 26 janvier 2012 : « En milieu de pauvreté, dans mon milieu, ce mot violence est utilisé comme un qualificatif. Il est souvent utilisé comme une accusation. Pour nous nommer, nous désigner, depuis toujours, on parle des pauvres comme des personnes violentes qui font peur. On parle de milieu de violences, de notre jeunesse qui est violente. Du coup, nous en étions presque à penser que ce mot violence était en fait un qualificatif qui nous collait à la peau. Ce mot n’entrait dans notre vocabulaire que pour parler des coups que l’on reçoit ou que l’on donne. Et, parce que nous avons cherché ensemble ce qui était le plus violent dans nos vies, nous nous sommes rendu compte que ce que nous vivions en milieu de pauvreté était en fait de multiples violences, pourtant nous n’employions pas ce mot, nous n’osions pas le faire. [1] » La honte d’avoir été pris soi-même dans le cycle de la violence fait baisser les yeux. Les plus militants se méfient : il est certain que au final tout le monde dira que c’est nous la cause de la violence. Toni Morisson dit, dans son roman, Love, qu’on est plus hanté par le mal qu’on a fait que par le mal qu’on vous a fait. Au fil de trois années pleines de douleurs, de lourds silences, les experts en humanité qu’ont été les co-chercheurs ont pu peu à peu approfondir cette quête existentielle – qui suis-je pour être traité ainsi ? Suis-je le violent que l’on dit de moi ? Ils ont pu un peu se libérer de la culpabilité de cette violence, commencer à briser le silence. Ils ont pu montrer leurs efforts permanent pour « résister », chercher à remplacer la violence, que René Girard considère comme la première des réciprocités dans l’humanité, par une autre réciprocité.

Que les plus pauvres soient considérés comme la source des violences de l’humanité est une théorie fortement ancrée dans la psychologie collective et étayée régulièrement par des interprétations de l’histoire. Hannah Arendt dans sa passionnante analyse des révolutions française et soviétique d’une part, anglaise et américaine d’autre part, tombe elle aussi dans cette explication : la révolution française est entrée dans la terreur quand les plus pauvres de Paris ont eu le pouvoir[2]. Comment la contredire ? Marco Ugarte, anthropologue, fondateur du parti communiste péruvien, devenu volontaire permanent et vice président du Mouvement international a vécu les débuts du Sentier Lumineux[3]. Plusieurs témoignages concordent sur le fait que là où lui et ses équipes étaient engagés dans des quartiers très pauvres de Cusco et des villages environnants, le Sentier Lumineux n’a pas pu prendre racine. D’une famille très pauvre lui-même, il avait toujours su mobiliser les villages et les quartiers avec tous, y compris les plus pauvres. Il avait en même temps créé des liens durables avec des étudiants de l’université : la solidité de ces liens ont fait que la peur, arme des terroristes comme de l’armée, n’a pas eu prise. La peur ne fonctionne que quand on est isolé. Pour Marco, la violence du Sentier Lumineux ne venait pas des très pauvres, mais de ceux qu’il appelait les bourgeois radicalisés. « La violence, les très pauvres la connaissent, par cœur. Ils savent qu’après elle, tout est encore pire, et que c’est toujours eux qui la payent le plus cher. » « Le très pauvre est un furieux, ce n’est pas un violent » écrit Wresinski dans ‘La violence faite aux pauvres.[4]

Je comprends cette expression de « bourgeois radicalisé » ; elle m’a souvent servi à ne pas tomber moi-même dans la violence. Comme bourgeois, j’ai toujours eu l’habitude que les gens et les choses m’obéissent, ou du moins tiennent compte de mes paroles, de mes idées. Je suis impatient. Et là, face aux humiliations, aux échecs, aux rejets du combat devenu le mien, je suis souvent impuissant. Alors je suis tenté de passer en force : imposer mon indignation, mes solutions, mes théories. Une des éditions de Si c’est un homme de Primo Lévi, inclue après son récit sur sa vie dans le camp de concentration, des comptes-rendus de débats entre Primo Lévi et des jeunes. La question la plus fréquente des jeunes est : « Mais pourquoi vous ne vous êtes pas révoltés ? » Primo Lévi est touché de cette insistance qui doit « correspondre à quelques curiosité ou exigence particulièrement importante. » Le désir qu’il se fut révolter est immense et l’accusation de passivité n’est finalement pas très loin. Après avoir évoqué quelques révoltes, Primo Levi conclue : « Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d’une manière ou d’une autre d’un statut privilégié, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physique et morale que les prisonniers ordinaires. Cela n’a rien de surprenant : le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n’est un paradoxe qu’en apparence. En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-prolétariat. Les ‘loques’ ne se révoltent pas[5]. » Ainsi dans son effort désespéré de connections avec ces jeunes et de leur expliquer l’inexplicable, il a pour seul allié, pour seule référence significative, la réalité historique du sous-prolétariat qui, lui non plus, ne peut pas se révolter. Les jeunes ont-ils mieux compris ou se sont ils-dit que les sous-prolétaires aussi devraient bien se révolter ? Combien de bien-pensants, vivant une radicalité de jeunesse et conquis par une idéologie totalisante et rassurante, politique ou religieuse, ne le comprennent pas ? Combien ont imposé cette idéologie aux très pauvres, les ont poussés à se révolter, à combler le non sens de ce qu’ils vivent par des idéologies simplistes, ou des caricatures de religions simplifiant le monde entre les bons et les méchants et justifiant la terreur, qui les pousse à tuer[6] ? Combien utilisent les très pauvres sans rejoindre la véritable force radicale qu’ils portent en eux, celle du retournement de la violence ?

(…)

Le mépris de l’homme pour l’homme

Mais comment expliquer toute cette violence ? Comment ne pas s’avouer qu’elle s’enracine dans un mépris ? « Nous ne sommes pas considérés comme des êtres humains, » ont dit les co-chercheurs de mille et une manières et dans leurs 18 langues[7]. « Le pire c’est la mort sociale » écrivait en son temps Wresinski. Monsieur Parfait Nguiningfji, de Centre Afrique, résume : « Nous sommes des déchets. » Moreane Roberts, de Grande Bretagne explique : « Qu’est ce qui caractérise les êtres humains ? Nous avons l’intelligence, la pensée, la voix, la communication par le langage. Nous avons la dignité, et la liberté de choisir. Tous ces caractères intrinsèques de l’être humain sont niés aux personnes en situation d’extrême pauvreté. Nous ne sommes ni reconnus ni traités comme des êtres humains. Les personnes qui vivent dans la pauvreté sont comme interdites de défense quand elles ont à faire face à des actes de violence contre elles. Dans des situations d’injustice, leurs mots sont mal interprétés et retournés contre elles. Aussi se plaindre est vu comme un signe de non-coopération, protester comme une agression, expliquer comme chercher des excuses. Même le fait d’être frustré devant notre impuissance totale est vu comme une agression. Ceux qui osent parler ne sont pas crus, ou alors on les ignore, quand on ne les punit pas. Nous gardons tout à l’intérieur pour éviter d’aggraver les choses. Même ceux qui parlent pour les autres en subissent les conséquences : dans leur travail ou dans leur entourage, ils s’entendent dire des choses comme, ‘si tu couches avec des chiens, attends-toi à attraper des puces.’ Les gens dans la pauvreté ne sont pas des chiens. L’émotion humaine est une chose puissante, mais beaucoup qui vivent la pauvreté ressentent qu’ils n’ont pas le droit d’exprimer leurs émotions, parce que ces émotions ne sont pas perçues par les autres comme normales. En Grande Bretagne, plus la famille est pauvre, plus elle a de risque que leur enfant leur soit enlevé par les autorités, et adopté contre la volonté de leurs parents. Et après cela, tout ce que tu fais, tout ce que tu dis, ou même ce que tu ressens est contrôlé. Constamment les pauvres sont traités par les autorités, qui s’adressent à eux comme s’ils étaient moins que des êtres humains. »

Ses mots donnent la nature de la recherche, qui n’est pas seulement descriptive mais existentielle. Ils ont touché et aussi libéré les langues d’autres délégués rassemblés en janvier 2012 avant le colloque à l’UNESCO. Les exemples de mépris qu’ils ont rapportés sont difficiles à supporter. Je suis volontaire depuis déjà 30 ans mais ces temps de recherche m’ont atteint. On finit par banaliser peut-être ce que le mépris quotidien et permanent peut signifier. C’est de cette recherche qu’est née notre démarche en France pour lutter contre les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, qui font tant de mal. Dans l’introduction du petit livre co-écrit avec Jean-Christophe Sarrot et Marie-France Zimmer, cette dernière raconte : « Une partie de ces préjugés ont été repris dans un dépliant que j’ai tout de suite diffusé dans mon entourage. J’ai l’expérience de la pauvreté. Je parle beaucoup autour de moi. Mais jusqu’à ce dépliant, je n’avais rien pour apporter des preuves à mes propos. Si tant de militants d’ATD Quart Monde se sont emparés de ce dépliant, c’est parce qu’il prouve que nous ne sommes pas des menteurs, ni des fraudeurs. Combien de fois certains d’entre nous se sont fait traiter de fraudeurs suite à une erreur de la CAF ? »

 

Les récits d’humiliation apportés par des co-chercheurs de tous les continents ont convaincus les participants qu’ils n’ont pas inventé ce qu’ils ressentent. Car, comme le disait dans son discours de conclusion à l’UNESCO Mustapha Diop, militant Quart Monde du Sénégal : « Depuis longtemps je pense que la misère est une violence faite au pauvres. Quand je vois qu’on fait toujours passer les autoroutes par nos quartiers et qu’on nous chasse, qu’on reloge les gens dans des lieux inondés la plus grande partie de l’année. Mais quand je dis ça, on me prend pour un fou. Maintenant avec ce que j’ai entendu, je sais que ce n’est pas que chez moi, qu’il y a même des pays riches où on prend les enfants des pauvres. Maintenant j’aurai d’autres faits à raconter pour prouver que je ne suis pas fou, des faits comme celui raconté par Cotis. »

Cotis, aussi un co-chercheur, avait fait la contribution suivante le jour précédent: « L’ouragan Kathrina a vraiment changé ma vie. J’étais en prison et on s’y préparait. Je pensais qu’on allait être déplacés vers une autre prison avant l’arrivée de l’ouragan. Mais ils nous ont dit que nous allions rester. Ce qui se passa c’est que les gardiens ont commencé à nous enfermer dans nos cellules. Ils ne nous ont pas dit qu’ils se fichaient de nous, mais ils nous l’ont fait comprendre à leur manière. Ils nous ont laissés dans nos cellules pendant des jours sans nourriture, sans eau, sans rien, sans électricité. L’eau est montée jusqu’au premier étage, puis jusqu’au second. J’étais au troisième et donc heureusement j’ai échappé à la noyade. On était mouillés, on sentait mauvais à cause de l’eau contaminée dans laquelle nous étions. Nous avions faim et c’était comme si personne ne s’en souciait. A ce moment-là, c’est comme si nous n’étions même plus des êtres humains. Nous étions comme des animaux. »

C’est en réalité pire que le traitement réservé aux animaux. Personne ne laisse son chien se noyer. C’est de l’élimination couverte par l’Etat.

Il est temps que l’humanité comprenne que ce mépris détruit durablement notre capacité à vivre ensemble. Notre génération a compris que la terre, l’atmosphère, l’eau étaient des biens communs et que les agissements démesurés au mépris de ces ressources naturelles – nos empruntes écologiques — auront des conséquences payées par nos enfants et leurs enfants. De même la qualité des relations entre les humains est un bien commun. Et le mépris de l’homme aujourd’hui est une emprunte humaine qui sera payée demain par les poisons de la peur, de la méfiance, de l’insécurité et de la haine qui entraveront nos enfants et leurs enfants dans leurs aspirations au bien vivre en paix. Il suffit pour s’en convaincre de reconnaître que des actes insensés de nos ancêtres comme l’esclavage et le « commerce triangulaire », l’apartheid ou la soumissions de peuple entiers par la colonisation basée sur la conviction de la supériorité d’un peuple sur un autre, se payent aujourd’hui par des relations humaines, sociales et politiques empoisonnées pour des générations. Nous y reviendrons.

[1]     ATD Quart Monde, La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix, Ed. Quart Monde, Paris, 2012

[2]     Hannah ARENDT, essais sur les révolutions, Gallimard, Paris, 1967

[3]          Le Partido Comunista del Peru – Sendero Luminoso – a été fondé en 1970 par Abimael Guzmán, alors professeur de philosophie à l’université d’Ayacucho. Celui-ci prit en 1980 la tête de l’insurrection armée issue d’une dissidence du Parti Communiste Péruvien. Le Sentier Lumineux a participé au conflit armé des années 1980 et 1990 qui a fait 70 000 victimes au Pérou.

[4]     Igloo, No 39-40, Mars 1968

[5]     Primo Lévi, Si c’est un homme, Pocket, Paris, 1990

[6]     L’actualité de l’hiver 2014-2015 en France, en Afrique et au Moyen Orient fait penser à ce terrorisme qui utilise l’Islam. Les commentateurs sont prompts à en faire porter la responsabilité aux très pauvres. En France notamment, les quartiers dits « difficiles », de fait parmi les plus pauvres, sont désignés constamment comme des foyers de terrorisme.  Pourtant, les leaders historiques de ce nouveau fascisme, comme Oussama Bin Laden, ne sont pas issus de la grande pauvreté. Ce sont des souvent des puissants, jaloux de plus puissants qu’eux — des bourgeois radicalisés, qui n’hésitent pas à utiliser le désarroi, la faiblesse sociale, et le manque de relations des plus pauvres,  pour atteindre leurs buts propres de vengeance et de destruction.

[7]     Arabe du Liban, Arabe d’Egypte, Aymara, Allemand, Anglais, Créole Haitien,, Créole Mauricien, Créole Réunionnais, Espagnol, Français, Malagasy, Mossi, Quechua, Sango, Swahili, Suisse Allemand, Tagalog et Wolof

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